• L’excitation était à son comble. La plupart des habitants de la ville en entendant les cris victorieux raisonner contre leurs maisons ou appartements s’étaient débarricadés et s’enjaillaient désormais dans les rues avec leurs sauveurs. Brandissant des poings vainqueurs à tout va, remerciant la troupe de valeureux guerriers qui avaient usé de leur temps et courage pour les sortir de là et surtout nous serrant vivement pattes, ailes, sabots, mains poilues vivement. Pitch, le regard blasé, se laissait trituré dans tous les sens, fatigué de devoir toujours se battre et pour le moment, rien qu’un instant, vaincu par sa fatigue.

    Jack n’était absolument plus approchable, une Quenotte le protégeait entre ses deux seins telle une mauvaise scène d’ecchi japonais (scène perverse où ce genre de choses arrive souvent). A chaque villageois approchant de son Jackounet, elle grognait, les faisant aussitôt reculer. Lui n’arrivait pas à bouger, prisonnier de l’étreinte mortelle de sa camarade.

    Mary-Sue et moi étions bien trop occupées pour nous en rendre compte, May profitait pleinement de sa soudaine popularité et surtout qu’on admire son magnifique et soyeux pelage. Un cercle de fans s’était réuni autour d’elle et la tatouillait, lui faisant découvrir de nouvelles zones de son nouveau corps pas si mal que ça à gratter. Autrement ses fans s’émerveillaient devant sa dentition canine parfaite, ses yeux pétillants ou encore son incroyable courage (bien qu’elle n’ait été en aucun cas le héros de cette péripétie). Moi j’essayais de rester en retrait, profondément mal à l’aise devant toute cette agitation. Enfin… J’essayais surtout de retrouver tout le monde avant d’être soudainement soulevée et ballottée dans un bain de foule. Chacun criait à notre gloire. Finalement je vis passer Tamalice, tout aussi raide que moi au-dessus de tous ces gens qui la portaient. Nous nous regardâmes un long moment, yeux d’âne dans yeux de lama, cherchant de l’aide l’une envers l’autre, ce qui était tout simplement impossible à l’heure actuelle.

    Un peu plus loin gisait dans un coin Mélo, un périmètre de sécurité instauré autour d’elle. Elle n’osait plus bouger, chacun de ses gestes suscitant peur, pleurs et hurlements venant des gens. Tout aussi choquée par les réactions des gens qu’eux en la voyant, elle avait les yeux plissés et paraissait hagarde, trop ébranlée pour faire quoique ce soit.

    Alors que nous étions tous embêtés par la situation actuelle, un tintamarre du tonnerre commença au centre de la cohue. Le chef de la bande de guerriers, celui chez qui nous avions atterrie avec notre dragon, faisait s’écraser son marteau contre son bouclier en métal, incitant ainsi à l’attention. Le désordre de la foule cessa presque immédiatement comme son égayement. Les personnes nous portant Tama et moi finirent par nous reposer à terre avant de se tourner en direction de l’agitation. Finalement, lorsque tout le monde se stoppa de faire du bruit, « Hulk » arrêta son tapage et se racla la gorge en signe d’attention. Ses guerriers le scrutaient d’un regard entendu, ils s’étaiement apparemment mis d’accord pour quelque chose. Le mystère de ce vacarme ne dura pas plus longtemps et fut enfin révélé lorsqu’il ouvrit la bouche.

    « -Habitants de Dieppe, écoutez-moi ! Aujourd’hui, notre courage, nos efforts, notre témérité nous aura permis de faire recouvrir à notre paisible ville sont calme de tantôt. Ce fut clairement une journée difficile pour nous tous, certains ont perdu des proches (quelques sanglots retentirent dans la foule, légèrement étouffés par le monde), d’autres leur maison (il grogna et serra les dents) ou encore ont juste eu une peur bleue. Mais tout cela est fini ! (des hurlements de joie fusèrent quelques instants avant de lui laisser de nouveau la parole.) La quiétude est revenue et cela grâce à eux. Bétail, avancez je vous prie. »

    Personne ne bougea un cil. Les habitants tournèrent la tête afin de trouver ceux qui étaient appelés et finirent par pousser les concernés aux pieds de l’orateur. Seule Mélo dût se déplacer par ses propres moyens, personne n’osant l’approcher. Nous finîmes tous par nous retrouver au même endroit, jetés comme des malpropres devant tous ces assoiffés de sang et de baston. Quant à Quenotte, elle fut bloquée par les guerriers lorsqu’elle voulut nous accompagner. Ceux-ci nous considérèrent tous avec sérieux avant que le tribun ne reprenne son discours.

    « -Bétail…

    -Alors je vous arrête tout de suite, King-Kong, on n’est pas du bétail mais des êtres vivants, si vous ne voulez pas que je vous saute à la gorge et vous arrache la carotide avec mes dents finement acérés je vous conseille de reformuler immédiatement vos paroles, le coupa May avec la plus grande gravité qu’elle pouvait afficher avec son expression canine. »

    L’homme chien servant de traducteur tantôt en resta un instant bouche-bée, pas sûr de vouloir traduire un tel affront envers son chef. La surprise ne fut pas seulement réservée à cet homme mais aussi à tous les membres de notre groupe. Scotchés par sa réplique, nous ne pûmes seulement la fixer avec un profond respect dans le regard. C’était exactement ce que s’étaient dits les 4 autres membres intérieurement, fulminant en silence en entendant une pareille insulte. Pour finir, la chimère mi-homme mi-chien fit son travail, instaurant un profond malaise au sein de toute la communauté lorsqu’il eut fini. Le chef reporta son attention précisément sur le chihuahua effronté qui venait de le remettre à sa place avant de claquer de la langue, agacé. Il passa sa main dans ses cheveux courts avant de reprendre, l’air mauvais.

    « -Bon, êtres vivants non identifiés, sachez que nous sommes reconnaissant envers votre action, surtout toi, dit-il en montrant du bout de son marteau l’ânesse qui en détourna la tête, gênée. Mais bien que vous ayez sauvé notre ville, je ne peux cautionner que la vérité ne soit pas mise à nue, alors je vais devoir vous dénoncer. Peuple de Dieppe, nous avons en face de nous, en plus d’être les sauveurs de notre royaume, ceux qui ont tenté de causer sa perte ! »

    Des hoquets offusqués et surpris s’emparèrent de la foule puis une huée du diable. Des exclamations jaillissaient de part et d’autre de l’assemblée faisant baisser les oreilles et se dandiner notre groupe de bras cassés… ou presque tout le groupe, Pitch s’en contrefichant, un sourire plutôt sadique au bec même. Même Mélo se tut et perdit son sourire, consciente d’avoir mal agit. Seule Mary-Sue se permit de murmurer tout bas « Pour le coup, j’ai rien à redire là-dessus. » Des pouces vers le bas se tendirent dans le regroupement, des protestations s’élevaient, une vague de questionnement s’en suivit ainsi que des propositions d’exécution. « Hulk » sourit, satisfait de la bombe qu’il venait de déclencher. Il nous fixa un court instant droit dans les yeux, un rictus sadique aux lèvres puis se reprit en main afin de faire bonne figure. Il redressa la tête bien haute, bomba le torse et retapa sur son bouclier pour demander le silence. Les protestations se turent d’un coup.

    « -Mes amis, mes amis, du calme. Je sais que cette histoire est dure à avaler mais c’est la stricte vérité. Les jeunes gens recherchés depuis ce matin pour avoir libéré les dragons ne sont autres que ces bêtes,  ils ont été transformés par notre bien respecté mage maître Dohum ! Leur acte est inexcusable bien entendu et nous comptons les mener jusqu’au trône du roi où ils seront jugés et punit. »

    Des applaudissements fusèrent ainsi que des acclamations. Apparemment, la foule avait bien vite oublié notre acte héroïque du jour et n’avait retenu que le mauvais. Désormais, ils étaient près à nous livrer à leur seigneur. Les guerriers se regroupèrent soudainement autour de nous, nous pointant avec leurs armes, menaçants. Nous furent réunit les uns contre les autres, entassés et apeurés d’une possible exécution publique immédiate, mais finalement le chef brandit de nouveau son sac à patates et nous l’agita devant le nez, nous montrant implicitement que nous allions devoir rentrer encore une fois là-dedans. Pitch grinça du bec, agacé d’un tel traitement, May jappa des insultes à leur encontre que l’autre chimère ne pris pas la peine de traduire et Jack se résigna, la tête basse mais insista pour rentrer en dernier. Mélo ne pipa mot, les bras croisés et le regard mauvais, Tamalice hennit de protestation et moi je soupirais brusquement, postillonnant au passage sur ceux en face de moi. Finalement, nous nous résignâmes tous et rentrions dans le sac, profondément honteux et humiliés. L’orateur improvisé ferma le sac après qu’on y soit tous rentré et termina son spitch auprès de la populace avant de prendre route vers le château.

    « -Mes amis, nous partons terminer notre tâche. Pendant ce temps, préparez le buffet comme il se doit, je veux du gibier fumé et des pintes de bière à s’en éclater la panse en revenant, rigola-t-il d’un rire gras. »

    Tous acquiescèrent bruyamment avant de se disperser dans des bruits de gravillons écrasés, de jacassements et de commérages. Seule Quenotte ne bougeait pas. Elle se jeta sur le chef idiotement, baragouinant quelque chose d’incompréhensible avant d’être maîtrisée par les autres. Hulk lui hurla dessus et ordonna à deux de ses hommes de l’enfermer quelque part où elle ne pourrait embêter personne. Elle piailla un long moment jusqu’à ce que ses cris deviennent imperceptibles. Puis le calme revint.

    Nous étions de retour dans ce ridicule sac à tous s’écraser et jurer. Mais Tamalice et moi ne disions rien, aux anges. Pitch s’étant logé surement sous le menton de l’ânesse et Jack la tête écrasée contre la mienne sans le vouloir. Seuls Mary-Sue jappait à qui mieux mieux et Mélo feulait de colère, écrasée sous nos deux gros derrières de mammifère quadrupède et de camélidé domestique. La route fut longue, ennuyeuse et terriblement déplaisante. Particulièrement épouvantable pour faire court. Les guerriers hypocrites nous menant au roi ne nous adressèrent pas la parole de tout le trajet, faisant comme si nous n’existions pas. Ils discutèrent entre eux, ignorants totalement nos revendications quant à l’abominable traitement qu’ils nous infligeaient. Ce fut seulement lorsqu’ils arrivèrent devant les portes du château que Hulk se permit de nous faire un petit aparté peu sympathique.

    « -Oh, au fait, il faudrait peut-être que je vous mette au courant. Notre roi est monstrueux seigneur, certainement le pire de la contrée. Il est cruel, excessif et sans pitié. Son truc ? Terroriser, torturer, traumatiser et laisser à l’état de mort cérébrale. Peu de personnes sont ressorties vivantes et en bonne santé d’un entrevu avec lui. J’espère donc que votre séjour va être des plus enrichissants, moi je vais vous laisser dans son hall d’entrée et vais retourner fêter notre victoire. Merci de nous avoir aidé à gagner une notoriété du tonnerre, hein ! Termina-t-il en donnant une bonne claque dans le sac certainement moins amicale qu’elle ne voulait laisser paraitre.

    -Espèce de… laissa échapper Jack entre son bec.

    -Vous chêtes un gros malade, hein ! Beuglais-je à tue-tête.

    -Surtout que c’est MOI qui ai sauvé vos petites fesses de lopette ! S’enflamma Tamalice.

    -Moi je m’en fous, de toute façon il va certainement tomber sous mon charme ce roi, railla le chihuahua.

    -Il va surtout faire de tes cuisses de chien de jolies nems, renchérie l’ânesse, toujours pleine de tact.

    -Ce gars à l’air… GENIAL, s’extasia le croquemitaine. Je veux le rencontrer.

    -Pitié… On avait déjà assez avec un Pitch Black, pas un second, quoi… Soupira Jack, ennuyé.

    -Personnellement, je n’ai rien contre, roucoula Tamalice en se collant un peu plus au cacatoès.

    -Bon, je n’ai aucune idée de ce que vous pouvez bien raconter et surtout je m’en contrefous, alors fermez-là, on arrive dans le château, les coupa net le chef en envoyant valser son pied dans le sac, faisant fuser une flopée de jurons étouffés. »

    L’agitation était à son comble autour, les guerriers semblaient apparemment stressés et impatients de pouvoir quitter cet endroit. Mais ils durent attendre que les portes s’ouvrent dans un grincement sinistre, qu’un nombre inaudible de soldats viennent récupérer le sac dans lequel nous fulminions avant de pouvoir partir. Hulk remercia les soldats puis ils partirent bruyamment. Les personnes portant notre sac ne bougèrent pas quelques instants, un peu déstabilisés par la situation. Cependant ils se reprirent vite en main lorsque nous recommencions à nous agiter à l’intérieur. Ils passèrent le pas de la porte qui se ferma immédiatement derrière eux et déambulèrent de longues minutes à travers le château dans un bruit de cliquetis d’armures et d’armes insupportable. Finalement ils s’immobilisèrent, posèrent le sac délicatement avant de l’ouvrir. Des visages curieux coiffés d’un casque en acier argenté et bleu apparurent au-dessus du sac avant de s’écarter afin de nous laisser sortir. Dans un vacarme digne d’une basse-cour nous nous en échappions, soulagés de retrouver un tant soit peu de lumière et surtout fatigués de ce moyen de locomotion peu commun. Quatre soldats étaient postés autour de nous, le regard quelque peu ahuri de certains et le fou rire étouffé d’autres en nous voyant, drôles de bêtes que nous étions.

    « -Punaise, regardez-moi ces trucs. On dirait un arc-en-ciel de bêtes de foire, rigola l’un en faisant référence à nos pelages originaux et multicolores.

    -J’ai jamais vu des créatures aussi laides. D’où ça vient ?

    -Certainement du continent D’Hyal. Tu connais le coin, on pourrait y faire pousser des carottes qu’elles ressortiraient choux fleurs volants.

    -Ah, apparemment, il n’y a pas que chez nous que Tchernobyl a frappé, gloussa Tamalice presque imperceptiblement. Tu crois que leurs enfants comptent aussi jusqu’à 33 sur leurs doigts ? Rajouta-t-elle en se penchant vers mon oreille, plus hilare que jamais. »

    Je lui fis les gros yeux tandis que les autres du groupe se taisaient, essayant d’évaluer la situation. Nous étions plantés dans un couloir avec tapis rouge, juste devant une grande porte en bois ornée de fresques. L’allée était entièrement allumée grâce à des cierges, rajoutant ainsi une ambiance encore plus « draculesque ». Mélo ne disait plus rien depuis un moment, elle se contentait de retourner ses doigts poilus encore et encore, signe d’anxiété. Le roi était-il si affreux ? Pitch avait quant à lui les yeux qui pétillaient. Il avait hâte de rencontrer son semblable, tellement hâte qu’il se refaisait une beauté grâce au reflet de lui que lui renvoyait le sol en marbre. May, elle, se pavanait devant les soldats qui étaient plutôt charismatiques sous leur armure. Mais qu’importe la façon dont elle bougeait son popotin, les quatre hommes la regardaient en rigolant comme des baleines, apparemment étrangers à cette race de chien ridicule. Jack restait raide aux côtés de l’immonde chimère. Il ne savait pas vraiment comment réagir il faut dire, il n’avait jamais été jugé pour ses bêtises et encore moins par quelqu’un d’important. Et puis surtout que c’était la première fois qu’il faisait une bourde sans le vouloir et qu’il ne pouvait pas s’enfuir en s’envolant. Quant à Tamalice et moi, nous nous faisions des messes-basses, nous demandant si nous devions fuir maintenant ou attendre encore un peu.

    Finalement, le plus avancé des quatre hommes toussota dans son poing afin de calmer ses camarades et de pouvoir nous adresser la parole.

    « -Hum, créatures… Si j’ai bien compris, vous êtes les responsables de ce massacre dehors. Le roi est prévenu de votre arrivée et vous attend derrière cette porte.

    « -Vous n’allez pas venir avec nous ? Demanda May en papillonnant des cils, charmeuse.

    -Oula non, balbutia le plus petit des quatre, aujourd’hui il est de très mauvaise humeur. Je n’ai pas envie de terminer au pilori ou encore de perdre un grade.

    -De-de mauvaiche humeur ? Balbutiais-je, plus qu’inquiète.

    -Y’a que ça qui t’étonne, Sherlock ? Il nous comprend, articula Tamalice.

    -Oh, oui, effectivement, répondis-je l’air songeur.

    -Rien de plus normal, expliqua le même soldat en retirant son casque, laissant apparaitre deux oreilles de 15 centimètres chacune pointant vers le ciel, fines et poilues ainsi qu’une touffe bouclée de cheveux blonds. Mon père provient du peuple des alpagas du nord.

    -Hey, couchin...couziiiin, m’émerveillais-je bêtement après finalement deux tentatives en faisant bouger mes oreilles de lama afin qu’il les remarque. »

    Il sourit de toutes ses dents à ma remarque et m’offrit une accolade amicale avant de remettre son casque. Alors que nous commencions à taper la causette, le plus sérieux du groupe nous interrompit :

    -Désolé de couper votre passionnante discussion (que je ne comprends absolument pas soit dit en passant) concernant vos haleines fétides communes mais on a du boulot. Vous parlerez poils frisés un autre jour, alors si vous voulez bien… Termina-t-il en ouvrant de façon plus foireuse que mystérieuse la porte. »

    Pitch se redressa directement et sautilla jusqu’à la pièce, impatient de faire la rencontre de ce sombre personnage. Tamalice le suivit de près, curieuse, faisant claquer ses sabots sur le marbre involontairement. Mary-Sue dût se faire violence pour détacher son attention de ces quatre gardes qui auraient pu faire mannequins dans notre monde. Quant à Mélo et moi, nous n’étions pas spécialement pressées de rentrer dans cette pièce lugubre à la lumière plus que tamisée. Finalement, je soufflais un « à la revoyure » à mon compagnon d’infortune qui me fit un signe amical de la main puis lui tournais le dos. Au moment où nous avions tous passé le pas de la porte, le plus vif des soldats la referma derrière nous, nous plongeant dans une atmosphère lugubre. Un bureau trônait au centre de la pièce, haut, couteux, foncé. Sur les côtés, des bibliothèques à n’en plus finir, elles recouvraient la totalité des murs. La seule fenêtre qui aurait pu nous permettre de voir la personne assise derrière le bureau été fermée, barricadée et voilée par deux épais rideaux, au cas où les planches les celant ne suffisaient pas. Sur la chaise, une ombre menaçante bougeait lentement, instaurant la frustration et l’inquiétude dans notre groupe. Puis il fit un mouvement plus rapide que les autres et d’un coup son bureau s’éclaira. L’homme derrière le bureau venait tout juste d’allumer sa lampe, nous laissant ainsi découvrir son visage.

    Il avait le regard froid, dur, caché sous d’épais sourcils lui donnant un air de grand-duc. Il devait approcher la cinquantaine à en croire certains de ses traits creusés par la fatigue, la vieillesse et le vécu. Sa bouche était pincée et figée en un air irrité peu rassurant, air accentué par un menton maigre et presque dangereux tellement il était pointu et légèrement en avant. Il était raide sur son fauteuil, seuls ses doigts tapant en rythme sur son bureau impatiemment démontraient qu’il n’était pas une statue ou pire, mort dans cette position. Après un long silence qui voulait en dire beaucoup, il recula sa chaise du bureau et croisa ses jambes, brisant son attitude qui imposait le silence. Il passa sa main dans ses cheveux légèrement trop longs, remettant ainsi les quelques mèches brunes rebelles en dehors de son champ de vision. Ses derniers gestes avant de s’immobiliser à nouveau furent de croiser ses bras, montrant son mécontentement et de nous désigner les deux sièges face au bureau du menton. Nous nous regardions un bref instant, pensant qu’il blaguait. J’osais un coup d’œil vers le roi et détourna immédiatement la tête, les yeux exorbités et la bouche serrée d’une façon ridicule. Ses sourcils étaient froncés et dans ses yeux dansaient des flammes sombres et dangereuses. Sa bouche avait changé de position et affichait maintenant un rictus à en glacer mon sang de lama.

    Il a réussi à me défriser, ce bougre, pensais-je en constatant mon pelage dressé à certain endroit.

    Sans rechigner, Tamalice posa sa croupe maladroitement sur le bord du fauteuil et se glissa jusqu’au fond comme une limace. Je pris le second siège et réalisa le même manège qu’elle tout en faisant très attention à ne pas laisser mes yeux dériver vers ce regard que nous assenait le roi. Mélo prit place à côté de Tamalice, l’écrasant contre l’accoudoir sans le vouloir. May, la tête basse, se dirigea vers ma chaise et sauta sur mes cuisses spaghettis grotesques en faisant attention à bien enfoncer griffes dedans. J’étouffais un juron et lui attrapa la queue, je l’immobilisai ensuite entre mes « bras » et l’écrasant suffisamment pour qu’elle se tienne tranquille. Pitch et Jack quant à eux se posèrent sur les accoudoirs restants, évitant tout contact avec Tamalice et moi, sachant pertinemment qu’ils risquaient de causer une troisième guerre mondiale dans le bureau du roi s’ils le faisaient. Notre position étant peu confortable, nous ne fûmes pas bien longs avant de reprendre notre attitude querelleuse. Les grognements fusèrent ainsi que les jurons, Tamalice se plaignant des poils de Mélo chatouillant ses naseaux, moi m’offusquant lorsque May planta ses crocs dans ma patte avant droite afin de se libérer. Jack, le regard inquiet jonglant entre nous et le roi, nous demandait de nous calmer en grimaçant. Pitch, lui, passait une de ses ailes dans ses plumes lui servant de cheveux et affichait un sourire en coin diabolique. Il était prêt à conspirer avec ce monstrueux individu. Finalement, le roi qui nous regardait d’un air excédé racla sa gorge, nous faisant tous taire en un temps record. Il planta ses prunelles sapin dans nos yeux, le regard plus que mauvais et terrifiant. Pitch trépignait, attendant enfin que cet être démoniaque ouvre la bouche, quant à nous, les yeux écarquillés, nous retenions notre souffle comme si respirer le même air que lui aurait pu nous empoisonné. Le roi soupira soudainement, rejeta la tête en arrière et un puissant rire s’éleva dans la pièce, nous raidissant immédiatement. Le roi était hilare, à tel point qu’il s’en tapa la cuisse joyeusement. Complètement perdus, nous nous jetions tous des coups d’œil interloqués à tour de rôle, essayant de comprendre la situation. Pitch, tantôt des étoiles plein les yeux, perdit instantanément son sourire. Le roi finit par essuyer ses yeux larmoyant avant de se redresser dans son siège, encore en proie à des spasmes nerveux. Il finit par se calmer au bout d’un moment, sans pour autant perdre une étincelle d’amusement dans le regard. Il posa ses mains sur ses cuisses écartées avant d’ouvrir la bouche.

    « -Oh mon dieu, qu’est-ce que vous êtes laids et inconscients ! Qu’est-ce que tu es toi ? Demanda-t-il en se penchant vers le cacatoès. Tu es vraiment mignon avec tes petites joues roses, on dirait les poupées de ma fille ! (La mine de Pitch se décomposa, laissant apparaître une expression vide et choquée.) Et vous quatre alors… Signala-t-il en pointant Tamalice, May, Jack et moi du doigt, vous formez la gay pride à vous tous seuls ? (Notre air blasé voulu tout dire quant à sa remarque peu subtile et à ce qu’on pouvait bien ressentir à cet instant.) Quant à toi… évite de te frotter trop au fauteuil, je n’ai absolument pas envie de me retrouver avec du poil de chat partout. En plus j’en suis allergique, donc bon. Bon, vous êtes bien moches et vous avez causé pas mal de soucis aujourd’hui, je dois l’admettre, mais avec des tronches pareilles, vous avez largement purgé votre peine. (Notre air blasé se transforma en une expression profondément outrée, voire choquée.) Allez, je suis sympa, je tire un trait sur cette histoire, assura-t-il en balançant sa main horizontalement devant lui pour mimer ses dires, après tout, on n’a pas perdu grand monde. Alooors… qui veut du pinard ? Balança-t-il pour finir en sortant une bouteille d’alcool d’un de ses tiroirs de bureau, l’air ravi. »

    Un « paf » fut le seul bruit retentissant dans la salle. Dépités, nous tirions une tronche de trois pieds de long, quant à Pitch… Il s’était écroulé de l’accoudoir, raide comme un balai, causant cette légère tonalité.

    La fin de journée risquait d’être longue…


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  • Adélaïde s’activait à essayer d’empiler convenablement les cartons que les Duchamps venaient de recevoir le long du mur de l’entrée. En apercevant ce qu’il y avait à l’intérieur, elle ne pouvait s’empêcher de se demander où ils avaient bien pu trouver tout cela. Elle pouvait voir des bijoux, des vases, des couverts en argent, des bibelots de valeur, même des vêtements ! D’où venait tout ce capharnaüm ? Madame Duchamps s’était-elle lâchée sur le shopping cette semaine ? Elle souffla un grand coup après avoir empilé le dernier carton et regarda avec satisfaction l’entrée de nouveau ordonnée et libre d’accès. Elle avait enfin fini son ménage de la journée, elle allait pouvoir aller se repo…

    La porte s’ouvrit brusquement, claquant contre le mur. Elle sursauta, surprise. Devant elle se trouvait Mr Duchamps et sa femme sur ses talons. Il passa devant elle comme si elle n’existait pas tandis que Madame Duchamps tentait vainement de le calmer. Elle s’offusqua intérieurement en voyant des traces de pas qu’ils laissaient sur leur passage dans l’allée toute propre avant d’être prise d’un haut le cœur en sentant l’abominable odeur que son patron promenait avec lui. Elle tourna la tête pour voir ce qui pouvait bien sentir ainsi et vit le dos du mari recouvert d’une substance très semblable à du vomi. Madame Duchamps aurait-elle eut un accident ? Elle ravala sa pensée au moment même où sa patronne l’apostropha en expirant, apparemment irritée par l’attitude de son mari.

    « -Adélaïde, je vous laisse la suite, je n’en peux déjà plus de cette gamine. »

    Gamine… ? Elle n’avait évidemment pas oublié que les Duchamps complotaient contre l’héritage de cette enfant, mais elle avait imaginé qu’ils l’avaient finalement… Elle secoua la tête pour faire disparaitre ces innommables pensées. Venait-elle vraiment d’espérer la mort de cette petite ? Elle s’en voulu, cette fillette n’était en rien coupable de son malheur, personne n’y pouvait rien si elle en était venue à détester les enfants. Elle attendit un moment que la nouvelle résidente passe la porte pour l’accueillir mais personne ne vint à sa rencontre. Elle passa la tête au dehors mais ne vit personne. Madame Duchamps avait pourtant bien parlé de l’enfant, non ? Ou alors était-ce seulement son corps inerte ? Elle se raidit rien qu’en se songeant déplaçant et enterrant le cadavre de cette gamine dans le jardin. Non, même si Mr Duchamps lui demandait, elle ne le ferait jamais. Elle se dirigea hésitante vers la calèche abandonnée au milieu de l’allée de gravillon en penchant la tête de tous les côtés pour tenter de voir quelque chose à l’intérieur. Elle s’arrêta à quelques mètres de la calèche. Effectivement, il y avait du mouvement. Elle fut rassurée, ce n’était pas un cadavre. Elle vit une silhouette frêle tenter de descendre par l’arrière maladroitement. Adélaïde fut étonnée de la longueur des cheveux de l’enfant, ils tombaient jusqu’en dessous de ses fesses. Ils étaient magnifiques, d’un noir corbeau profond si on omettait la poussière et les brindilles qui y trainaient. La petite tremblait, elle n’était pas très sûre de sa position ni de son équilibre. Elle réussit tout de même à toucher terre sans tomber lamentablement. Adélaïde l’entendit soupirer de soulagement avant de se retourner. L’enfant se figea instantanément en la voyant. Elle l’observa de haut en bas sans bouger. Adélaïde s’était elle aussi figée en la voyant, non pas parce qu’elle aurait pu connaître cette fille, c’était la première fois qu’elle la rencontrait, mais plutôt parce que son visage était boursouflé et d’un blanc maladif, un de ses bras était sous écharpe et le peu de peau qu’elle pouvait voir était tuméfié ou recouvert de taches bleutées ressemblant fort à des trace de coups ou de blessures. Elle était pourtant jolie si on omettait ces blessures. Minuscule et apeurée, mais mignonne. Au fur et à mesure qu’elle la contemplait, Adélaïde ressentait un pincement au cœur et sa douleur au ventre revenait de plus en plus forte. Son cœur se durcit au rythme de sa souffrance. Son visage se gela en une expression austère. Elle ne voulait pas rester là avec elle, elle voulait rester le moins longtemps avec elle et surtout le moins souvent. Les grands yeux verts de l’enfant étaient toujours écarquillés, ils recherchaient du réconfort, un signe amical pour s’adoucir. Mais c’était tout ce que ne voulait pas donner Adélaïde à cet instant : de l’altruisme. Alors elle se contenta de fixer froidement l’enfant qui n’attendait que de la gentillesse pour se détendre avant de lui parler.

    « -Qui es-tu ? »

    La fillette hésita, balbutia quelques mots incompréhensibles avant de se racler la gorge afin d’articuler au moins une phrase intelligible.

    « -Jeanne Wandel… »

    Sa voix était douce mais aigue. Elle allait pleurer, ses yeux brillaient, mais elle se retint.

    « -Je suis Adélaïde, la servante d’ici. Suis-moi. »

    L’enfant paniqua et se retourna vers la calèche. Elle essayait de faire comprendre quelque chose mais n’arrivait pas à dire un mot compréhensible. Adélaïde fronça encore plus les sourcils et s’avança vers la porte du carrosse. Elle se pencha et vit une valise balancée vulgairement vers le fond. Elle comprit que ça devait être celle de la fillette. Elle se courba encore plus et attrapa d’un bout des doigts la hanse qui dépassait. Elle tira avec force la valise et la sortit. La callant avec assurance entre ses bras en grimaçant, elle sentit que son dos commençait à en pâtir avec tout ce qu’elle avait dû porter aujourd’hui. Enfin stable, elle referma la porte d’un coup d’épaule ferme et se retourna pour partir en direction de la maison sans attendre Jeanne. L’enfant mis un moment avant de comprendre qu’elle ne l’attendrait pas, c’est seulement lorsqu’elle le réalisa qu’elle s’élança en grimaçant sur les talons d’Adélaïde.

    Elle franchit la porte à la suite de la servante et la suivit dans l’escalier en se faisant toute petite. Elle pouvait toujours entendre l’homme s’énerver dans la maison, quelques pièces plus loin. Elle ralentit en montant les marches, la valise était soudainement bien plus lourde. D’une voix hésitante, l’enfant lui proposa son aide. Adélaïde grogna et grommela un « Non merci, je me débrouille. » Elles finirent par atteindre le palier de l’étage supérieur. Tout était sombre, vieux et très grand. Le manoir était encore plus vaste que celui de Jeanne. En s’imaginant par la suite dans cette maison, elle en eut peur de se perdre et de ne jamais retrouver la sortie. Elle avait intérêt à suivre Adélaïde comme son ombre si elle ne voulait pas finir morte dans un coin isolé de la bâtisse. La servante finit par tourner dans un autre couloir et atteindre une porte solitaire au bout du couloir. Sa seule voisine était une autre porte qu’elles venaient de passer, 4 mètres plus loin pensa l’enfant. Perdue dans ses réflexions, Jeanne ne vit pas Adélaïde s’arrêter devant la porte isolée, elle lui rentra dedans et perdit l’équilibre un instant avant de se stabiliser de nouveau. La servante tourna la tête et la fixa sévèrement. Son expression était sombre, Jeanne avait l’impression qu’elle la détestait mais qu’en même temps elle restait perplexe et le plus détaché d’elle. L’enfant sentait que la servante elle-même ne comprenait pas la haine qu’elle avait envers elle. Elle la surplombait d’un bon 50 centimètres et son regard continuait de s’assombrir, ses sourcils se fronçaient de plus en plus, à tel point que ses yeux en furent fermés aux trois quarts.

    « -Tiens-toi tranquille et regarde devant toi. Et surtout évite de me retoucher à l’avenir, j’ai horreur de ça. »

    Jeanne détourna le regard et se contenta de hocher la tête doucement tout en essayant de contenir les sanglots qui brulaient sa gorge. Quant à Adélaïde, elle essayait de lutter face à sa conscience qui lui hurlait de mieux se comporter avec cette enfant et face à son ventre qui se tordait inlassablement à chaque mot, chaque contact venant de la petite.  Elle tenta de chasser ses pensées et souvenirs et reporta son attention sur ce qu’elle faisait avant. Elle abaissa la poignée d’un coup de coude calculé et entra dans la pièce sans retenue. Cette salle était réservée à Jeanne, c’était la chambre que Madame lui avait conservé si elle venait à habiter ici. Adélaïde avait passé une bonne journée à la dépoussiérer, la lustrer et l’agrémenter de tout ce dont l’enfant aurait besoin. Les draps étaient propres, le tapis épousseté, les vieux meubles plus que communs, presque d’apparence naturellement miteuse avaient été récurés, décapés et de nouveau cirés de telle sorte qu’ils revivaient une seconde fois. Adélaïde ne comprenait pas vraiment pourquoi elle s’était donnée autant de mal, elle ne faisait pas habituellement le ménage avec autant d’ardeurs. La nouvelle de l’arrivée de l’enfant l’avait mise dans un état à la fois d’euphorie et d’anéantissement. Elle passait d’un comportement à un autre sans pouvoir se contrôler. Son mal de crâne dû aux longues heures qu’elle avait passé à pleurer et la propreté de cette chambre en étaient la preuve même. Et maintenant qu’elle avait cette enfant devant elle ces sentiments-là explosaient, se superposaient, se chevauchaient. Ils étaient indépendants et la mettait dans un état de fureur et d’incompréhension totale. Elle avait l’impression d’être balayée par un vent déchaîné. La seule façon d’atténuer cette tempête était de tourner le dos à cette petite et de l’oublier, ce qu’Adélaïde tentait de faire irrémédiablement.

    Pendant qu’elle essayait de faire le vide dans son esprit, elle posa la valise au pied du lit en bois qui se trouvait contre le mur du fond. Elle se redressa en grimaçant après avoir senti un nouvel éclair de douleur dans son dos et prit son courage à deux mains en faisant face à Jeanne. La fillette s’écrasait inlassablement les mains, signe d’anxiété. Elle plongea ses prunelles vertes dans celles noires de la servante et attendit qu’elle ouvre la bouche. Elles se regardèrent ainsi de longues minutes sans bouger avant qu’Adélaïde se pince la lèvre et se décide à rompre ce silence pesant.

    « -Voici ta chambre. Je te fais une brève visite. (Elle reporta son regard sur l’armoire et la commode à gauche et les montra du menton.) Tu peux utiliser ces meubles pour ranger tes vêtements et tout ton petit bazar. Le bureau… (Elle tourna la tête et fixa le meuble en question qui se trouvait juste en face d’elle.) Fais en ce que tu veux, utilise les tiroirs à ta guise, personne n’irait fouiller de toute façon. Si tu as besoin de plus de rangements, tu n’as qu’à me le dire, il y a encore du mobilier à disposition dans la maison qui n’attend qu’à être utilisé. Bien, je vais te laisser ranger maintenant… Je reviendrai te chercher lorsqu’on passera à table. »

    Jeanne ne dit pas un mot, elle se contentait de regarder dans le vide, perdue dans ses pensées. Adélaïde soupira devant une telle aphasie et s’éclipsa silencieusement de la pièce.

     

    L’enfant resta immobile de longues minutes avant de se pencher vers sa valise, la seule chose qui lui appartenait vraiment dans cette maison. Elle retira les sangles qui la celaient et l’ouvrit. Lentement mais sûrement elle prit possession de la chambre en rangeant une à une ses affaires à chaque endroit stratégique de la pièce. Alors qu’elle commençait à se sentir un peu chez elle, elle se figea. Son Rabbit. Où était son Rabbit ? Elle retourna la valise, craignant que la réponse qui lui venait à l’esprit ne soit pas la vérité. Et pourtant, après avoir vérifié chaque centimètre de sa valise, elle ne le vit pas. Sa mémoire se remit en route comme un rouage stoppé par la rouille. Elle se souvint l’avoir laissé tomber sur le palier de l’entrée juste avant d’être assommée par cet étranger. Elle se revit aussi traversant la maison alors que George hurlait en brulant et passer devant son lapin, poussé dans un coin de l’entrée. Elle l’avait vu mais avait été trop terrorisée et obnubilée par son majordome mourant qu’elle n’avait rien fait pour le récupérer. Lui aussi avait été avalé par les flammes, tout comme George. En se remémorant l’incendie, elle fut prise d’une crise de panique. Les meubles dansaient de nouveau et paraissaient immenses face à elle, ils allaient l’avaler. C’était la même crise que celle qu’elle avait eu chez elle, à une seule différence, Mr Lapin n’était pas là pour l’en sortir. Alors elle continuait de hurler de chagrin, de peur, d’anxiété, avachie par terre devant sa valise vide.

     

    Adélaïde se massait le ventre en descendant les escaliers. L’effet que lui faisait cette enfant la rendait mal même physiquement. Plus elle en était loin, mieux elle se portait. Elle se demanda comment elle allait pouvoir gérer ses émotions dans une telle situation. Ne devrait-elle finalement pas partir… ? Elle secoua la tête en signe de désapprobation avec sa propre idée. Elle allait attendre encore un peu et voir comment tout ceci allait tourner. Elle aviserait ensuite. En plus elle n’était pas préparée à changer une nouvelle fois de vie, elle ne se sentait pas encore capable d’affronter le regard des gens. Tout en cogitant, elle se dirigea vers la cuisine pour faire face à Gustave, l’immonde cuisinier de la maison. Et par immonde elle voulait dire…

    « -Oh, Adélaïde, comme je suis ravie de te voir, j’avais justement besoin d’une entrée pour aller avec le rôti de ce soir… Tes cuisses feraient un parfait jambon de Provence… Ricana l’homme en se léchant les babines. »

    Parfaitement immonde. Dérangeant était le mot, surtout au niveau de ses « goûts ». Elle aurait pu croire qu’il rigolait en disant de telles choses, mais son attitude quotidienne prouvait tout le contraire. Elle n’arrivait pas à croire que c’étaient de simples blagues, elle sentait qu’au fond d’elle, elle devait être méfiante et ne pas se rapprocher trop près de cet énergumène. Il inspirait tout sauf de la confiance. La servante grimaça et se redressa avant de le fusiller du regard.

    « -Je vois que tu n’es toujours pas prêt à me vouvoyer. (Elle soupira tandis qu’il soulevait un sourcil d’amusement tout en secouant la tête négativement) Enfin bref, garde tes commentaires pour toi, Gustave, je ne suis pas venue pour écouter tes blagues de mauvais goût.

    -Et que me vaut ta charmante visite ? Demanda-t-il en s’adossant contre son plan de travail et en la fixant d’un air prédateur.

    -Je suis seulement passée te prévenir qu’on a une nouvelle bouche à nourrir, ça s’arrête là.

    -Oh ? Qui ça ? (Ses yeux s’écarquillèrent de surprise et de curiosité.) Pour longtemps ?

    -Une petite que Madame a recueillie. Quelqu’un de sa famille apparemment. Si j’ai bien compris c’est une sorte d’adoption donc elle devrait rester un bon moment, expliqua Adélaïde en haussant les épaules.

    -Ma cousine devenue maman ? (Il éclata de rire) On aura tout vu ! J’espère au moins qu’elle est mignonne la gamine…

    -Hein ? Je ne vois ce que ça ch- »

    Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase qu’un hurlement retenti dans toute la maison, lui glaçant les os. De longs sanglots, des gémissements, une forte complainte qui venait certainement de Jeanne. Adélaïde, toujours les yeux écarquillés avait rencontré le regard de Gustave qui paraissait tout aussi surpris. Elle fit volte-face et courut en direction des escaliers. Elle eut seulement le temps d’entendre la remarque du cuisinier, plus forte que le claquement de ses talons sur le carrelage froid.

    « -Au moins, elle a un charmant cri. »

    Elle n’y prêta que peu d’attention, plus affolée par les gémissements résonnants dans toute la demeure. Venait-on de l’attaquer ? De la poignarder ? Mr Duchamps serait-il en train de l’agresser ? Ou Madame Duchamps ? En tout cas si ce n’était pas ça, elle allait l’être bientôt si elle ne se taisait pas. Ils étaient d’ailleurs certainement déjà en chemin, comme elle ! Elle monta les marches 4 à 4 et fila en direction de la chambre de l’enfant. Elle ouvrit violemment la porte d’où provenait les cris et vit la petite, avachie contre sa valise, hurlant à s’en exploser les poumons. Elle pleurait à chaudes larmes tellement fort qu’elle s’était enclenchée une crise de panique accompagnée d’hyperventilation. La servante ne sut que faire, elle resta immobile devant Jeanne pendant de nombreuses secondes avant de s’approcher lentement comme si elle tentait d’apprivoiser une bête sauvage. Elle hésita à poser ses mains sur ses épaules pour la rassurer, mais se résigna en sentant de nouveau ses douleurs à l’estomac refaire surface. Elle se contenta de demander ce qui n’allait pas. L’enfant se calma légèrement, diminua l’intensité de ses cris afin d’articuler sa complainte.

    « -Monsieur Rabbit… Il… Il est mort… comme George… Il est mort…. Il est mort… Monsieur Rabbit… George… Dans le feu… Ils ont tous mal… Ils sont morts tous les deux... Non… Ils sont tous morts… ! »

    Et elle se remit à hurler et pleurer en répétant sans cesse les mêmes trois mots « Mort, Feu, Seule». Adélaïde voulait absolument que Jeanne se taise, craignant que les Duchamps débarquent et ne s’en prennent à elle. La servante répéta à la fillette de pleurer moins fort, de se cesser ses cris, mais cela ne calmait en aucun cas la petite. Elle continuait de pleurer à chaudes larmes tout en respirant difficilement. Elle était inconsolable.

    Puis ce qu’Adélaïde redoutait arriva, les Duchamps surgirent brusquement dans la chambre, Monsieur d’abord suivit de Madame tout aussi en colère que lui. Il avait changé de costume mais son irritation était restée telle quelle. Il bouscula la servante afin de pouvoir se poster juste en face de la gamine qui avait lâché un hoquet de peur en le voyant. Il la saisit par les cheveux, l’obligeant à se relever. Elle couina et tenta de se débattre, mais l’homme était bien plus fort qu’elle. D’un violent revers il la frappa au visage afin qu’elle se calme, ce qu’elle fit immédiatement. Mais Mr Duchamps n’en avait pas fini là, il était encore remonté à cause du vomi sur sa veste et voulait lui faire payer. Il la reprit par les cheveux et la traina jusqu’au palier, ne la lâchant pas tout du long du trajet. Adélaïde était pétrifiée et ne s’opposa même pas à cette maltraitance, se contentant de regarder la scène sans sourciller. L’homme s’était arrêté devant l’escalier et hésitait à descendre avec la gamine qui criait toujours à chaque fois qu’il tirait sur ses cheveux. Mais comme elle se bornait à toujours pleurer et hurler, il n’eut aucune pitié. Sous le regard épouvanté de la servante, il entreprit de descendre les marches avec toujours la poigne fermement accrochée à la tignasse de la fillette. A chaque nouvelle marche le derrière de Jeanne heurtait le sol, la faisant brailler encore plus. Elle n’avait aucun moyen de se relever et devait endurer les 52 marches avant d’atteindre le rez-de-chaussée. Arrivé en bas, le bourreau ne s’arrêta pas et continua de tirer Jeanne en direction cette fois-ci du sous-sol. L’enfant gesticulait et implorait le pardon de son agresseur en pleurant, mais il n’en avait que faire, il n’avait aucun remord. Il ouvrit subitement la porte menant à la cave et descendit, au plus grand damne de la petite, une nouvelle dizaine de marches. Sa poigne se resserra davantage sur les cheveux de Jeanne, ils étaient bientôt arrivés. Adélaïde suivait toujours cette avancée presque funeste sans protester, Madame Duchamps quant à elle avait abandonné l’idée de les accompagner lorsqu’ils s’étaient dirigés vers de nouveaux escaliers. L’homme renforça sa marche en voyant qu’il s’approchait de son but. Le couloir était sombre et sale, Jeanne pouvait entendre sa robe se déchirer et sa peau se griffer contre les imperfections dépassants du sol. Son cuir chevelu la lançait terriblement, le tiraillement était tout simplement affreux, presque autant que la douleur qu’elle avait enduré dans les escaliers. Finalement son bourreau s’arrêta devant une porte en bois munit d’une petite imposte barricadée par des barreaux en acier. Il l’ouvrit et la balança d’un mouvement de poignet anticipé dans la pièce sombre. L’enfant put enfin se redresser et ses cheveux retrouver leur place initiale, elle sanglotait et n’arrêtait pas de s’excuser. Mais elle ne put se lever, Mr Duchamps était là, bloquant la sortie et la surplombant de toute sa grandeur. Son expression était terrifiante, il était furieux, sa bouche se tordait et ses pupilles s’étaient rétrécies sous la tension. En colère, elle avait l’impression qu’il devenait encore plus grand et plus imposant, comme s’il se transformait. Il se mit à la hauteur de la gamine et prit son menton entre ses doigts.

    « -Bien, maintenant qu’on est arrivé ici, écoute-moi bien, fillette. Je suis ici ce qu’on peut appeler le maître de la demeure, je suis Monsieur Duchamps. Lorsque TU es là, tu te plies aux règles, tu fais en sorte d’être la plus invisible et utile possible. Lorsque JE suis là, tu t’écrases, tu fais le moins de bruit possible, tu ne poses pas de questions et tu essayes de ne pas me croiser dans les couloirs. Tout le contraire de ce que tu viens de faire en somme. (Il s’arrêta un instant pour réfléchir et reprit son monologue.) Tu vois ces chaines derrière toi ? (Il lui tourna de force la tête dans cette direction) Sache qu’elles ne sont pas là par hasard. Si tu as le malheur de me remettre en colère comme tu viens de le faire, je ne serais pas aussi clément et t’attacherai là jusqu’à la fin de t, est-ce clair ? »

    Jeanne balbutia un « oui » presque inaudible, ce qui lui valut une seconde gifle.

    « -Je n’ai pas bien entendu, miss, est-ce clair ?!

    -Oui ! Sanglota-t-elle beaucoup plus fort. »

    Il relâcha son menton avec dédain et prit le chemin vers la sortie. L’enfant se releva, toujours prise de tremblements et commença à le suivre. En l’entendant, l’homme se retourna d’un coup et la poussa violemment en arrière. Ne s’y attendant pas, elle valsa un mètre plus loin sur le derrière, ravivant une fois de plus la douleur de son passage dans les escaliers.

    « -Je crois que je n’ai pas été assez compréhensible, tu restes ici jusqu’à demain et ce n’est absolument pas négociable.

    -Hein ? »

    Il ne lui laissa pas le temps de contester, il sortit et ferma la porte à clé derrière lui. Il balança le trousseau à Adélaïde qui le rattrapa maladroitement et lança à l’enfant avant de partir :

    « Estime-toi heureuse de ne pas être attachée, gamine. Tu ne sais absolument pas ce que je fais de ceux qui restent enchaînés ici. »

    Et il s’éclipsa, laissant Adélaïde pantoise devant la porte fermée et Jeanne emprisonnée, en pleine crise de larmes. La servante resta plantée de longues minutes devant la porte, pétrifiée. Elle n’arrivait pas à comprendre la scène à laquelle elle venait d’assister. Elle n’imaginait pas une seconde qu’on pouvait se comporter ainsi, avec des enfants qui plus est ! La violence avait été telle qu’elle tremblait encore, et pourtant elle n’avait pas été la cible des foudres de Mr Duchamps. Elle trouvait cette attitude innommable, inhumaine et pourtant elle ne pouvait s’empêcher de penser au fond d’elle qu’elle savait ce qui allait se passer, qu’elle s’en doutait. Rien qu’à la façon dont ils voulaient se débarrasser d’elle au départ laissait concevoir qu’ils se comporteraient ainsi. Et quant à elle, elle ne savait sur quel pied danser. Devait-elle se ranger du côté de l’enfant et la soutenir, la protéger ou plutôt  se soumettre aux méthodes d’éducation peu conventionnelles et aux règles des Duchamps ? Dans quel camp y gagnait-elle le plus ? Sans hésiter celui de ses employeurs. Epauler cette fillette ne lui rapporterait rien si ce n’est des ennuis, de gros ennuis. Et puis elle risquait son travail tout de même ! Alors que si elle collaborait avec les Duchamps, elle garderait son poste et solidifierait ses attaches ici. Elle monterait dans l’estime de Madame et Monsieur et aurait même peut-être un peu plus de liberté. Sans compter que cette gamine ne lui rapportait rien de bon, seulement des souvenirs sombres de son passé et une profonde douleur psychique. Comment pourrait-elle la soutenir alors qu’elle est la cause de ce calvaire qu’elle subit à chaque fois qu’elle s’approche?

    La jeune femme regarda un dernier instant la porte avant de s’avancer vers l’imposte dans la porte et regarda entre les barreaux la petite fille toujours à terre. La voir ainsi l’emplie de tristesse et de pitié, ça lui brisait le cœur. Mais c’était ainsi, elle n’y pouvait rien, elle n’y ferait rien. Ce n’était pas ses affaires.

    « -Je reviendrai te chercher dès que ta punition sera levée. A demain matin, annonça Adélaïde à l’enfant avant de partir à son tour, la clé toujours entre les mains. »

    Jeanne avait relevé la tête lorsqu’elle lui avait parlé, dans ses yeux se reflétait une profonde tristesse, une puissante détresse, comme si toute sa vie n’avait été que perpétuelle catastrophe. Mais… Ce face à face avec Mr Duchamps avait été traumatisant au point de faire une tête pareille ? Adélaïde continua de s’interroger pendant de longues heures sans le vouloir.


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  • La lumière du jour avait décliné depuis des heures déjà. Au milieu d’une montagne de paperasse se trouvait Jeanne, avachie sur le sol, passant de la lecture d’une feuille à une autre. Sa seule source de lumière : sa lampe à gaz posée sur le bureau juste à côté. Voilà bien 3h qu’elle cherchait désespérément ces papiers mais malheureusement elle n’avait encore pas vu une seule fois le mot « héritage » dans les centaines de feuilles qu’elle avait parcourues. George n’était pas revenu depuis que Madame Duchamps l’avait appelé, sûrement qu’elle devait occuper tout son temps et toute son attention avec ses requêtes. Alors elle se débrouillait seule. Mais la fatigue, la faim, la douleur qu’elle ressentait de nouveau dans ses blessures faute d’antalgiques, la plongeaient de plus en plus dans une sorte de transe insupportable et fiévreuse. Elle se sentait partir, elle sentait chaque muscle de son corps geindre face à la position qu’elle tenait depuis maintenant un bout de temps. Elle avait fait la moitié des étagères longeant le mur de droite, soit le quart de la totalité du travail. Après la lecture d’un énième mot incompréhensible, l’enfant s’écroula sur la paperasse recouvrant le sol devant elle. Sur le point de s’évanouir de fatigue, elle fut cependant réanimée un bref instant par des bruits de pas. Elle releva à peine la tête, juste suffisamment pour apercevoir les chaussures cirées de George déambuler dans la pièce. Elle sentit ses bras l’entourer et la porter jusqu’à la chaise de bureau. Il l’installa délicatement dessus et la recouvrit d’une fine couverture. Ce fut suffisant pour Jeanne, à peine placée confortablement et au chaud, elle tomba dans les bras de Morphée.

     

    Ce fut seulement des heures plus tard qu’elle fut réveillée tout en douceur. Secouée légèrement par une poigne maternelle et douce, on lui susurrait son prénom. Elle ouvrit délicatement les yeux et vit les traits vieillis de George. Il avait l’air anxieux et pressé.

    « -Ma petite maîtresse, relevez-vous, nous devons partir maintenant ! »

    Elle plissa les yeux avant de se les frotter et tenta de se redresser de son fauteuil. L’ensemble de sa colonne vertébrale craqua et elle grimaça en ressentant de nouveau la douleur de son bras gauche et de son flanc qui étaient restés appuyés contre l’accoudoir malgré sa blessure.  Enfin assise correctement, elle déglutit, elle avait la bouche pâteuse.

    « -Que se passe-t-il, George ?

    -J’ai trouvé les papiers de l’héritage, il faut se dépêcher si tu ne veux pas retourner avec ta tutrice. Si nous nous débrouillons bien on ne devrait pas la réveiller en sortant.

    -Mais je ne peux pas, elle a toujours l’anneau de Maman ! »

    Il mit sa main dans sa poche et y rechercha quelque chose. Du bout de ses gants blancs, il sortit la chaîne contenant l’alliance de sa mère. Le visage de Jeanne s’illumina d’un sourire sincèrement reconnaissant.

    « -La bague de Maman ! Oh, merci George ! Mais comment l’as-tu récupérée ?


    -Cette femme s’est finalement endormie hier soir dans un fauteuil après avoir rassemblé la plupart des objets de valeur de cette maison. Il ne m’a pas fallu beaucoup de chance pour réussir à la lui prendre, elle l’avait posée sur une commode. Même toi tu aurais pu la récupérer.

    (Il lui tendit l’anneau qu’elle prit tendrement entre ses mains.)

    -Et tu l’as réparée en plus ? Merci, merci ! Le remercia-t-elle de tout son cœur en accrochant le collier autour de son cou.

    -J’ai juste changé la chaîne, ce n’était rien. Aller, nous devons partir vite avant qu’elle ne se réveille. As-tu une valise de prête ?

    -Oui, dans ma chambre sous mon lit, viens ! »

    Elle lui prit la main et l’entraina deux couloirs plus loin jusqu’à sa chambre. Ils s’activèrent à refermer la valise, Jeanne tourna un moment en rond, un peu hésitante. Elle ne savait pas si elle avait oublié quelque chose et hésitait à chaque fois qu’elle voyait des objets à elle à les prendre. Elle se jeta finalement sur son Rabbit tandis que George portait son bagage d’une poigne assurée. Ils se dirigèrent vers les escaliers en silence, évitant le plus possible de faire du bruit. Chaque pas devait être d’une légèreté sans pareille s’ils ne voulaient pas être découverts en train de filer en douce. Le cœur de l’enfant battait fort, elle était à la fois excitée et terrifiée. Ils arrivèrent finalement devant la porte d’entrée, la dernière étape avant la liberté. Jeanne prit la poignée entre sa main valide et la tourna discrètement. Elle ouvrit la porte, priant pour qu’aucun grincement ne vienne déranger le sommeil paisible de sa tutrice qui se trouvait certainement dans le salon du fond. Elle l’entrouvrit et laissa passer en premier son majordome par politesse. Il hocha la tête en signe de remerciement, cala de nouveau la valise qui glissait de ses bras et sortit. Quelle ne fut pas la surprise de l’enfant lorsqu’une masse s’abattit contre la nuque de George juste à l’instant où il avait passé le pas de la porte. Le majordome eut juste le temps de laisser échapper un cri étouffé avant de s’écrouler face contre le marbre blanc de dehors. Jeanne hurla. Du sang s’écoulait à l’endroit où il avait été frappé et il ne bougeait plus. Elle lâcha son lapin et se jeta contre son corps immobile en paniquant, des sanglots dans la voix. Devant elle, une ombre se tenait droite et menaçante. Elle releva la tête et vit un homme qu’elle ne connaissait pas. Son regard était sombre, froid, presque mort. Aucune émotion ne se dégageait de son visage, comme si tout cela n’avait aucun sens et qu’il s’en fichait. Elle n’eut pas le temps de lui dire quoique ce soit qu’il brandit de nouveau son arme, une sorte de matraque en fer, et l’écrasa contre la tête de Jeanne sans ménagement. Elle s’effondra sur le corps de George, inconsciente.

     

    Du brouhaha résonnait dans la pièce, réveillant Jeanne. Sa tête tambourinait et des flashs blancs se répercutaient contre ses paupières closes. Elle pouvait sentir une odeur métallique provenant de son cou. Du sang, son sang. Il avait coulé depuis l’arrière de son crâne jusqu’à son cou et collait sa peau et ses cheveux. Elle était couchée sur un sol froid, certainement celui de son salon, elle reconnaissait la couleur. Elle entendait la voix de sa tutrice, elle était en colère. Elle pouvait sentir sa rage grandissante au fur et à mesure qu’elle parlait. L’autre voix, platonique, elle ne la connaissait pas.

    « -Et alors cette femme m’a prise en privé dans son bureau tout à l’heure.

    -La directrice de la banque ?

    -Oui, je lui ai passé les papiers qu’elle me demandait et elle s’est mise à rigoler.

    -Pourquoi ?

    -Elle m’a gentiment dit que ce n’était pas aujourd’hui que je dépouillerais cette gamine et que même si j’essayais de la tuer, rien n’y changerait, je n’obtiendrais rien, s’énerva-t-elle en l’imitant.

    -Comment ça ? Qu’est ce qui est dit dans l’héritage ?

    -L’enfant touchera l’argent à ses 18 ans et pourra le céder à quiconque seulement à ce moment-là, en cas de décès de l’enfant avant sa majorité, l’argent se verra attribué à la compagnie Hayange qui est aujourd’hui gérée par son ancien sous-directeur.

    -Attends, tu es en train de me dire qu’on va devoir se coltiner cette gamine jusqu’à sa majorité ?! S’exaspéra l’homme.

    -Exactement. Je ne vois pas d’autre option possible si on veut toucher cet argent… Mais ce n’est pas vraiment ce qui m’a mise en colère, c’est cette femme ! En me voyant m’énerver et la menacer, elle n’a pas hésité à m’interdire de revenir dans la banque. De plus, elle s’est permise de m’humilier en public, de me faire jeter dehors ! Je ne lui pardonnerai pas. JAMAIS ! Hurla-t-elle en envoyant valser quelque chose qui se brisa en mille morceaux sur le sol.

    -Bon, et que fait-on de ces deux-là maintenant? Demanda l’homme.

    -Pour la fille, elle vient avec nous. L’autre… »

    Elle devait parler de George, pensa l’enfant… Allait-il bien ? Jeanne se redressa avec difficulté, prenant appui sur son bras valide. Elle tremblait. Son mouvement attira l’attention des deux personnes en pleine conversation car ils se retournèrent et la regardèrent. Sa tutrice était rouge écrevisse, comme à chacun de ses emportements, ses veines avaient refait leur apparition contre sa peau et ses yeux étaient sillonnés de vaisseaux sanguins près à éclater. L’autre personne était l’homme qui lui avait martelé l’arrière de la tête, il était toujours aussi stoïque, quoiqu’elle pût apercevoir une légère irritation dans son regard, certainement dûe à l’énervement de sa tutrice. Il était plutôt grand, mais ce n’était pas sa taille qui gênait le plus Jeanne, c’était son aura. Son regard plongé sur elle lui provoquait un important malaise, de nombreux frissons l’envahissaient, elle savait, rien qu’en le regardant, qu’il était dangereux et imprévisible (et puis à la bosse qu’elle avait derrière le crâne aussi). Elle se mit à trembler de plus en plus fort jusqu’à ce qu’elle entende un léger grognement derrière elle. Elle se retourna et vit George attaché à une chaise. Il avait l’air fortement amoché à en juger à la tête qu’il faisait, ses sourcils étaient froncés, ses rides plus creusées et sa bouche grimaçait de douleur. Jeanne ne comprenait pas la raison de son ligotage. Etait-ce vraiment nécessaire ? Ils avaient seulement tenté de s’enfuir, et s’ils avaient eu un tant soit peu de bon sens, c’était elle qu’ils auraient dû attacher. Elle ravala ses pensées lorsqu’elle vit ses chevilles reliées par une corde. Oui, évidemment, c’était trop simple autrement. D’un autre côté, elle les remerciait d’avoir pensé à ne pas lier ses poignets, s’ils l’avaient fait, elle aurait certainement souffert le martyr à chaque fois qu’elle aurait voulu bouger le droit, cela aurait ravivé la douleur de son bras gauche (mais bien évidemment, elle n’oubliait pas le coup derrière sa tête, elle n’allait pas les bénir non plus…).  Son majordome ouvrit avec difficulté les yeux et la vit à quelques centimètres de lui.

    « -Jeanne, tout va bien ?!

    -Je…J’ai mal et je n’arrive pas à bouger mes jambes, paniqua l’enfant. »

    Il tenta à son tour de bouger mais n’arriva à rien, il était bien accroché. Ses mains étaient liées à l’arrière de la chaise et ses jambes aux deux pieds du fauteuil. Il releva la tête en direction de ses agresseurs et les foudroya du regard.

    « -Que nous voulez-vous ?! »

    Les responsables de leur état se turent et les observèrent un moment. L’homme allait s’approcher mais la tutrice de Jeanne fut plus rapide et surtout plus en colère, elle se posta juste devant le vieil homme et lui hurla dessus.

    « -Vous croyiez que j’allais me laisser avoir par un vulgaire serviteur comme vous ?! Vous avez essayé de vous enfuir avec l’argent et l’enfant, avouez, vous aussi vous êtes restés pour cet héritage !

    -Hein ? Bien sûr que non, j’emmenais Jeanne loin de vous, c’est tout. Je n’ai aucune idée de pourquoi on vous a donné la garde de la petite mais en tout cas je m’y oppose. Vous êtes incapables de vous en occuper. Et puis, je croyais que vous n’aviez plus le droit de remettre les pieds ici !

    -Je me disais bien que votre tête me disait quelque chose, évidemment, j’ai été sotte, vous étiez déjà au service de Charles quand c’est arrivé.

    -C’est à cause de vous si la famille Wandel s’est retrouvée au plus profond du gouffre et qu’il ne restait plus qu’elle et ses parents ! Vous avez plongé la famille entière dans un cercle vicieux auquel la seule issue était la mort. Vous êtes la raison de tous les malheurs des Wandel ! Vous ne devriez même pas approcher Jeanne, vous n’êtes qu’un monstre cupide à l’esprit mercantile, vous n’avez pas changé en 10 ans, cracha-t-il d’une traite.

    -Et c’est un serviteur de votre envergure qui OSE me dire ça ?! Beugla-t-elle en donnant un coup de pied dans la chaise sur laquelle George était ligoté, le faisant valser par terre. Sachez, Monsieur, que je suis la victime dans cette affaire, s’ils avaient accepté un tant soit peu à l’époque de m’aider lorsque j’en avais besoin, je n’aurais pas eu à recourir aux extrêmes ! Blâmer plutôt leur avarice, c’est à cause d’elle qu’ils sont tous 6 pieds sous terre.

    -George ! Hurla l’enfant en le voyant s’écrouler sur le sol dans un bruit sourd.

    -Bon, chérie, je ne veux pas paraître grossier mais j’ai des rendez-vous cet après-midi. Peut-on terminer ce qu’on a commencé et partir ? J’aimerai bien passer à la maison avant de retourner travailler, la coupa l’homme resté en arrière-plan pendant toute la dispute. »

    Madame Duchamps passa sa main dans son chignon pour remettre les quelques mèches qui s’étaient enfuies dedans et décrispa ses muscles contractés à cause de sa colère. Elle le regarda et hocha la tête en signe de consentement. Elle recula et laissa place à son (apparemment) amant. Il redressa la chaise sur laquelle le majordome était assis et s’activa dans une mise en scène plus qu’étrange. Jeanne le voyait poser une boite d’allumettes au pied de son siège. Il l’ouvrit, craqua une des allumettes et l’éteignit sur le champ, la posant juste à côté du pied de chaise avant de reprendre la boite. Il demanda ensuite à la grosse femme de lui apporter une lampe à gaz, ce qu’elle fit. D’un geste brusque mais adroit, il la brisa sur le sol et laissa s’échapper l’alcool qui se trouvait à l’intérieur, faisant bien en sorte que ce liquide enduise à la fois les pieds de la chaise et le tapis, jusqu’aux étagères pleines de livres. Ainsi fait, il se frotta les mains et observa son œuvre avec une expression satisfaite.

    « -As-tu bien fait la même chose dans les autres pièces de la baraque ? Demanda l’agresseur à l’attention de la responsable de l’enfant.

    -Oui, dans les plus grandes en tout cas.

    -Et la valise de la gamine ?

    -Dans la calèche, elle nous attend, comme le cocher. J’ai d’ailleurs fait livrer au passage des affaires de valeur que j’ai trouvé par-ci par-là à la maison. Nous les retrouverons en rentrant.

    -Bien, je pense qu’on peut donc y aller. Aller, viens là toi, dit-il en prenant Jeanne sous son bras comme un vulgaire sac à patates et en se dirigeant vers la sortie avec la tutrice.

    -Non ! Laissez-moi ! George, à l’aide ! George ! S’égosilla l’enfant en gigotant de plus belle et en frappant de son petit poing le dos de l’homme.

    -Jeanne ! Lâchez-là, bon dieu ! Hurla le majordome toujours attaché à la chaise.

    -Vous ne devriez pas jurer ainsi monsieur, l’heure de votre jugement est plus proche que vous ne le pensez, déclara l’homme telle une condamnation. »

    Et tout en achevant sa phrase, il gratta une allumette contre la boite, balança la boite vers les pieds du siège où se trouvait George et lança l’allumette enflammée contre le sillon d’alcool. Il tourna les talons, heureux de son travail et commença à se diriger vers la porte d’entrée. Jeanne, portée à l’envers par l’homme, eut toute la possibilité de voir la scène avant qu’ils ne sortent de la pièce. En un instant le sillon prit feu, les flammes se propagèrent à une vitesse incroyable là où l’alcool se trouvait, embrasant les meubles, les tapis, et surtout la chaise et le bas de pantalon du majordome. Dans un cri de terreur, le vieil homme resté dans le salon s’agita, tenta d’éteindre le feu avec ses chaussures mais rien n’y faisait, il se propageait le long des pieds en bois de la chaise. En peu de temps, l’homme prit feu entièrement, laissant échapper des hurlements dignes d’outre-tombe. Jeanne en voyant cela glapit de terreur, elle criait en pleurant le nom de George qui n’arrivait plus à lui répondre, trop obnubilé par la douleur. Les yeux révulsés, l’enfant sentit son estomac se retourner en sentant l’odeur de la chair brûlée alors que son agresseur sortait maintenant de la maison. Elle put voir une dernière fois son ami, affalé par terre, convulsant sous la chaleur torride des flammes avec en arrière-plan l’ensemble de la pièce qui brûlait. Sortie, elle ne bougeait plus, ne s’agitait plus, trop choquée tandis que l’homme rejoignait d’un pas détendu Madame Duchamps qui se trouvait vers l’auto. Une violente acidité remontait le long de la gorge de Jeanne au fur et à mesure qu’elle voyait sa maison prendre feu. Elle pouvait encore revoir le corps calciné de George, l’imaginer se tenir debout derrière une fenêtre de la maison tel une mauvaise histoire horrifiante. Ce fut trop pour l’enfant qui, alors qu’elle retenait tant bien que mal le tsunami de son ventre, vomit le long du dos de l’homme qui la portait. Il s’arrêta en entendant le bruit de crachat de l’enfant, pétrifié. Madame Duchamps retint son souffle en voyant cela. L’homme lâcha instantanément Jeanne qui s’écrasa dans un bruit sourd dans les gravillons de l’allée. Elle tremblait, crachotait et pleurait en même temps. Son agresseur se retourna pour observer les dégâts sur son smoking et poussa un juron. Furieux, il attrapa les cheveux de la petite pour lui faire redresser la tête et lui cria dessus.

    « -Bordel, tu te rends compte de ce que tu viens de faire ?! Un smoking tout neuf, putain ! »

    Et tout en lui hurlant cela il la gifla de toutes ses forces. La tête de la petite valsa sur le côté et percuta violemment les cailloux. Il ne prit pas la peine de savoir si elle n’était pas morte sous le coup, il continuait de s’énerver en montrant l’étendue des dommages à Mme Duchamps qui tentait de le calmer comme elle pouvait. Apparemment son smoking était bien plus important que le crime qu’il venait de commettre. Quant à Jeanne, sa tête bourdonnait, elle voyait le second étage de sa maison brûler de là où elle était. Des étoiles apparurent devant ses yeux, dansant avec les flammes. Et dans un ballet morbide, elles entrainèrent l’enfant dans un sommeil agité et douloureux.


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  • « -Tu vas arrêter de traîner la savate, oui ?! S'époumona la grosse femme à l'attention de Jeanne. »

    Elles venaient toutes deux de quitter la banque et sa tutrice refusait catégoriquement de reprendre son calme. Jeanne, toujours suspendue et tirée par un bras, tentait tant bien que mal de la suivre avec sa jambe encore faiblarde. Mais ce n'était apparemment pas assez, elle continuait de lui crier dessus au milieu de la rue en lui secouant le bras comme un prunier.

    « -Mais qu'est-ce que je vais faire de toi ?! Tu ne sers à rien, tu es misérable, lente et bonne à rien ! Je n'arrive même pas à tirer bénéfice de ton malheur... ! Et cette femme voudrait que je te traite bien ?! D'ailleurs... Cette femme... !!! »

    Et elle continuait de s'agiter, de l'agiter et de hurler en plein milieu de la route comme une folle furieuse. Complètement désemparée face aux excès de rage incontrôlés et soudains de cette femme, Jeanne se demandait si elle n'aurait finalement pas dû rester à l'hôpital. Elle essayait vainement de retirer sa main de la poigne de fer de sa garante en tirant, ce qui ne provoquait que plus de colère chez cette femme. Elle fut cependant brusquement calmée par un cocher qui lui beugla de s'écarter de la route. Poussant un juron qui fit frissonner l'enfant, elle la tira de nouveau à sa suite en direction de leur voiture. Elle grommelait entre ses dents, toujours rouge de rage, transpirante et aux veines tambourinant contre la peau de son front. Arrivée, elle pressa Jeanne à l'intérieur de la calèche et la bouscula pour s'asseoir. D'un claquement vif, elle referma la porte et hurla la nouvelle destination au cocher : La demeure des Wandel. En entendant cela, Jeanne s'anima. Elle allait rentrer chez elle ! Elle en oublia pendant un instant sa mésaventure à la banque, juste le temps de lister tout ce qu'elle allait pouvoir revoir de nouveau, toucher, mettre. Pour elle, c'était comme si elle allait revoir ses parents. Comme si tout serait de nouveau comme avant lorsqu'elle aurait passé les portes de sa maison. Elle fut cependant tirée de ses pensées par sa tutrice qui la héla.

    « -Je te jure que si tu n'es pas plus attentive que ça, jeune fille, ça va mal finir entre nous !

    -Pardon...

    -Ouvre tes oreilles, je ne te le répéterai pas 15 fois. Nous allons rester pour la nuit chez toi, je veux que tu me dises exactement où ton père rangeait ses papiers, est-ce clair ? Je dois les avoir avant demain matin, après nous repartirons.

    -Oui... (Elle se tut un instant avant de reprendre timidement.) Je pourrai prendre mes affaires avant de repartir?

    -Seulement si je trouve ce que je cherche.

    -D'accord, dit la petite en hochant de la tête. »

    Le marché qu'elles avaient conclu lui semblait équitable, en plus, elle allait pouvoir revoir George. Lui saurait exactement où les papiers dont elle parlait se trouve. Elle récupéra l'anneau de sa mère qui se trouvait dans son petit tas de vêtements déchirés et le serra fort dans sa paume en se remémorant bon nombre de souvenirs. Les émotions se mélangeaient en elle au fur et à mesure que ses doigts jouaient avec la bague. Tristesse, doute, incompréhension, excitation, peur. Elle n'arrivait pas à imaginer ce que le futur lui réserverait, il était presque aussi flou que ses souvenirs heureux ensevelis sous l'horreur de l'accident. Seul cet anneau, comme s'il était empli d'une magie inconnue, lui permettait de revoir sous forme de flashs certains événements datant du temps prospère où ses parents vivaient encore. Mais cette magie n'était pas seulement bienveillante, à force de s'en délecter elle se renfermait sur elle-même, s'assombrissait. Elle aurait pu se retrouver avalée par les ténèbres de son cœur de la même façon qu'à l'hôpital si sa tutrice ne l'avait pas secouée un bon coup. Encore une fois.

    « -On est arrivé, bouge-toi. »

    A sa suite, elle posa un pied maladroit sur la marche de la calèche et releva la tête après avoir retrouvé la terre ferme. Devant elle, sa maison. Un flot de sentiments la submergea et pas seulement en regardant sa demeure mais surtout en voyant George courir gauchement dans sa direction, les bras grands ouverts. Elle mit l'anneau à son pouce, seul doigt pouvant l'accepter, et courut à son tour en oubliant la douleur un instant. Elle lui tomba dans les bras, de chaudes larmes vinrent mouiller son costume de majordome. Ses mains gantées tremblaient en même temps qu'elles encerclaient fortement la tête de la petite. L'enfant pleurait de chagrin, de désespoir mais aussi de soulagement en voyant qu'au moins une personne était encore là pour elle. Elle sentait que le vieil homme pleurait aussi, elle pouvait imaginer des larmes dégouliner de ses joues entre ses rides et arpenter sa moustache blanche avant de terminer leurs courses effrénées contre sa tête à elle. Finalement, il s'écarta doucement de Jeanne et posa ses mains sur ses épaules avant de l'observer.

    « -Mon enfant, comme je suis content de te revoir... J'ai cru que tu étais toi aussi...

    -George, ils sont... Ils sont... !!! Sanglota-t-elle en se frottant les yeux.

    -Je sais, ma pauvre enfant... Oh mon dieu, comme tu es blessée... ! Se désola-t-il en la voyant le bras en écharpe et des taches jaunâtres sur plusieurs endroits de sa peau. Aller... Ça va aller, calme-toi... (Il sortit son mouchoir en tissu et lui sécha ses larmes.)

    -George...Tu- »

    Elle n'eut pas le temps de terminer sa phrase qu'une puissante poigne la tira en arrière. Elle atterrit contre une forte poitrine et une main vint écraser son épaule valide. Sa tutrice était là.

    « -Je peux savoir qui vous êtes ? »

    L'homme resta un instant interdit à la vue de cette femme. La petite qui l’observait, intriguée, se demanda ce qui lui arrivait en se figeant ainsi. A peine s’était-il perdu dans ses pensées ou réflexions qu’il reprit vie comme si son âme était de retour. L'éclipse passa inaperçue pour Mme Duchamps qui paraissait trop occupée à se concentrer pour garder son sang-froid.

    « -Le majordome de cette maison, madame... Et vous ?

    -Madame Duchamps, on m'a relégué cette petite ce matin. Je suis venue récupérer ses affaires ainsi que des dossiers de Charles. Nous resterons d'ailleurs ici jusqu'à demain.

    -Bien madame, dans ce cas, suivez-moi, je vais vous trouver une chambre où vous installer pour la nuit. »

    La femme le scruta l’air suspicieux et, après avoir prévenu le cocher, le suivit finalement en poussant nonchalamment la petite devant elle pour qu’elle avance. Suivant le chemin de gravier menant à l’entrée principale de la maison, Jeanne put examiner plus attentivement le paysage. Rien n’avait changé ici et pourtant tout était différent dans sa vie. Les bosquets étaient toujours aussi bien taillés, les roses commençaient à s’ouvrir, laissant paraître une infime partie de l’intensité de leur rouge. Aucune mauvaise herbe en vue, aucune branche de travers et pourtant elle ne voyait pas Roger le jardinier. Aurait-il prit congé ? Elle s’attarda ensuite sur sa demeure, une maison bourgeoise typiquement française à 3 étages munis de chacun 4 fenêtres aux volets blancs. Elle était en deux parties, l’une accueillant le domaine principal avec ces salons, bureaux, et l’autres les chambres et la cuisine au rez-de-chaussée. Contrairement à ce qui aurait dû se produire en se rapprochant de l’entrée, elle ne sentit pas la douce cuisine de Charlotte flottant dans l’air, pas plus qu’elle n’entendait le son des casseroles s’entrechoquer. Tout était si silencieux. Comme si tous étaient partis.

    George ouvrit doucement la porte d’entrée, les laissant toutes les deux passer en premier. Jeanne en profita pour lui lancer un regard interrogateur auquel il répondit en secouant la tête d’un air triste. La bonne femme inspecta l’entrée, les meubles et les coins de plafond d’un œil professionnel et minutieux avant de rétorquer :

    « -J’ai connu plus propre ! »

    Le majordome se contenta de s’excuser en souriant avant de l’entrainer à l’étage pour lui montrer sa chambre. Ils montèrent tous les escaliers, mais Jeanne finit par se séparer d’eux sur le palier, partant discrètement en direction de la sienne. Elle hésita au début, mais voyant que la grosse femme avait d’autres chats à fouetter pour l’instant, elle se permit cette petite liberté. S’en allant à l’opposé, elle finit par tomber sur sa porte où de vieilles lettres datant de sa plus petite enfance trônaient encore dessus en formant son nom. Elle posa sa main sur la poignée et l’abaissa délicatement. La porte s’ouvrit, laissant place à son petit monde de princesse. Rien n’avait changé, ses étagères étaient toujours autant encombrées par ses peluches, bibelots et ses faux bijoux. Elle remarqua même avoir oublié de fermer l’un des tiroirs juste avant de partir. Il faut dire qu’elle avait vraiment été pressée ce jour-là, au point de faillir oublier de mettre ses collants, alors elle était remontée en hâte et l’avait laissé grand ouvert.. Elle s’avança dans la pièce pour le fermer, slalomant entre les deux poupées solitaires délaissées sur le sol. Elle eut soudain une idée. Elle se mit à farfouiller dans sa boite à bijoux et en sortit une chaine en argent jonchée d’une petite tour Eiffel de pacotille. Jeanne retira adroitement l’anneau de sa mère de son doigt et remplaça le mini monument par la bague. Jugeant un instant son travail, elle fut finalement satisfaite et passa le collier autour de son cou avant de l’attacher. Maintenant, cet anneau serait toujours avec elle.

    Elle se retourna pour de nouveau se délecter de tous les souvenirs qui planaient dans cette pièce. Mis à part son bureau, jonché d’affaires scolaires, de son coffre à déguisements et de son armoire à robes, il ne restait plus que son lit à baldaquin. Il était sa plus grande fierté, le plus beau meuble de sa chambre.  Dissimulé sous ses rubans et ses longs draps de soie, il cachait un matelas moelleux et des couvertures à dentelles d’une finesse exquise. Elle se souvenait des soirées où sa mère ou son père venaient se coucher à côté d’elle pour la border ou même discuter, il était tellement grand qu’il pouvait les accueillir tous les 3 en même temps. Dans ses moments-là, ils venaient souvent pour lui raconter une histoire, d’ailleurs… Juste à côté, sur sa table de chevet, était abandonné le dernier livre qu’elle avait lu : un conte de fée. Elle le prit entre ses mains et feuilleta les pages, se souvenant immédiatement de ce récit : la petite fille pain d’épice. Les illustrations l’avaient enchantée et le lire en présence de ses parents avait été fabuleux, tellement fabuleux qu’elle leur avait cassé les pieds pour qu’ils lui achètent à son tour une boite de crayons de couleur. Elle pensait à ce moment qu’elle pourrait elle aussi dessiner des dessins utopiques de ce style.

    Malheureusement, ce boitier avait été abandonné sur le bureau sans qu’elle puisse y toucher ou même l’essayer, l’accident l’en avait empêchée… En apercevant de nouveau cette boîte en bois ornée de gravures dorées, elle ne put s’empêcher de pleurer. Et dire qu’elle s’était disputée avec eux juste avant leur mort. Elle se revoyait, quelques mois plus tôt, piquer une crise lorsqu’on lui avait annonçer qu’ils étaient invités chez des clients importants de son père, et ceci au moment même où elle allait inaugurer ses nouveaux crayons. Sa mère lui avait formellement interdit de partir avec, soit disant trop précieux pour être transportés et qu’elle n’était pas assez soigneuse pour les emporter. Elle avait alors crié, pleuré de colère, tapé du pied et même envoyé voler les deux poupées qui se trouvaient toujours au sol. Elle en avait perturbé toute sa toilette alors que sa mère essayait en vain de l’habiller convenablement. Tellement que ce fut à cet instant qu’elle en oublia le collant et que l’enfant allait devoir le chercher quelques minutes après, laissant le tiroir grand ouvert.

    Son père avait alors sévi en la voyant malmener ainsi sa mère : Excédé, il l’avait giflée en lui ordonnant de se calmer et de se conduire correctement. Son père s’énervait rarement et la frappait encore moins souvent, seulement lorsqu’elle dépassait les bornes. Même en sachant qu’elle avait franchi les limites, elle n’arrivait pas à s’en remettre et bouda ce jour-là, les yeux emplis de larmes de crocodiles, pendant tout le trajet. Sa mère, ne pouvait s’empêcher de se moquer d’elle en la voyant ainsi, les yeux bouffis, les joues gonflées et rouges et une moue contrariée sur le visage. Et alors qu’elle lâchait un petit gloussement dans la calèche en la taquinant, que Jeanne piaillait en la voyant se moquer, un violent soubresaut fit dégringoler le carrosse et pousser un hurlement à tous les occupants de la voiture. Son père ne réfléchit pas un instant, il croisa le regard de sa femme et les yeux écarquillés, se saisit de la petite par la taille tandis que la mère ouvrait la porte. Ils lui lancèrent tous deux un dernier regard emplis de terreur et la balancèrent par-dessus le bord. Elle dégringola vers la forêt, voyant au ralenti la collision de la calèche contre les arbres. Elle allait elle aussi finir par atterrir, elle allait de nouveau sentir ses os se briser et cette branche se planter dans son flanc. C’était la dégringolade interminable jusqu’à ce que...

    Ses genoux heurtèrent violemment le parquet, la faisant revenir à la réalité. Les yeux exorbités, de longs ruisseaux dégoulinants le long de ses joues, elle venait de revivre sa chute et l’accident encore plus violemment que les fois précédentes. Sa respiration était saccadée, semblable à une crise d’asthme. Terrorisée, elle regarda autour d’elle, les meubles étaient immenses, presque interminablement démesurés. La pièce s’agitait en cadence de ses pleurs, les objets aussi, même ses poupées. Elle se sentait étouffer, mais trop faible pour sortir, elle ne bougeait pas, se contentant d’agoniser sur le parquet. La dance ne s’arrêtait pas, comme si elle était encore en train de vivre cette dégringolade vertigineuse. Tout s’agitait, sauf son Rabbit. Sa peluche était affalée à quelques centimètres d’elle sur le sol, juste en contrebas du lit. Il avait dû tomber de sa couche et Jeanne avait besoin de consolation, d’un soutien, même imaginaire. Maintenant. Elle rampa vers lui et le saisit d’une main tremblante. D’un geste maladroit, elle le colla à son visage en s’écroulant sur le tapis à côté sanglotant dans le tissu de son doudou. Il sentait le réconfort, cette odeur si particulière qu’elle ne retrouvait que sur lui. Cela l’apaisait, elle retrouvait petit à petit une respiration normale et ses larmes cessèrent, laissant juste place à un visage mouillé et un nez dégoulinant. Elle ne bougea pas pendant de longues minutes, examinant le plafond, l’esprit ailleurs. Elle devait faire sa valise, il était hors de question qu’elle laisse tout ce qui la liait à son ancienne vie ici. Elle se leva avec difficulté et arpenta la pièce à la recherche d’un bagage. Elle tira sa valise brune de sous son lit et l’ouvrit. Vide. Elle posa Mr lapin sur son matelas et s’activa à vider ses placards à vêtements, prenant le nécessaire. Entre temps, elle changea de vêtements et se permis de mettre sa petite robe bleue que ses parents ne voulaient qu’elle mette que pour les grandes occasions. A en juger la situation, elle considéra qu’elle avait largement le droit de la porter. Elle changeait de maison après tout, même de parents ! Elle continua ensuite sa valise, récupérant quelques-uns de ses livres favoris ainsi que cette boite de crayons toute neuve et les plaçant juste au-dessus de ses vêtements. La valise presque pleine, elle scruta un instant la pièce. Si elle avait pu, elle ne serait pas partie, ou elle aurait emporté ses meubles. Surtout son lit.

    Sa rêverie fut soudainement interrompue par la voix de Madame Duchamps. Elle beuglait dans la maison son nom, elle la cherchait. Paniquée, elle cacha rapidement sa valise sous le lit et se leva précipitamment avant de cacher son pendentif derrière ses habits. Elle aurait voulu faire mine d’être occupée à quelque chose, histoire qu’elle ne paraisse pas suspecte, mais elle n’eut pas le temps, sa tutrice débarqua d’un pas vif dans sa chambre, furibonde. Elle s’arrêta un instant avant de la toiser avec mépris.

    « -Je peux savoir ce que tu fais debout au milieu de ta chambre ?

    -Je…

    (la grosse femme remarqua un coin de la valise dépassant de sous le lit et grimaça.)

    -Tu n’écoutes vraiment rien, hein ? »

    Elle se planta en face de l’enfant et sans que Jeanne ne s’y attende, elle la gifla de toutes ses forces. Surprise, la fillette en perdit l’équilibre et valsa par terre. Elle posa sa main sur sa joue et la regarda avec de grands yeux, éberluée.

    « -Maintenant ouvre grand tes oreilles, petite demeurée, (elle lui attrapa le menton entre sa main et l’obligea à la regarder droit dans les yeux.) je ne suis pas venue ici pour rassembler toute ta petite toilette, je suis venue pour les papiers d’héritage, tes effets personnels t’accompagneront seulement si j’obtiens ce que je recherche, est-ce clair ?

    -Mais je ne sais vraiment rien !

    -Bien sûr que si, tu habites ici, non ?

    -Mon papa m’interdisait de toucher à ses affaires, je ne sais pas où il range tout ça !

    -Bien. Il faut croire que tu n’es pas suffisamment stimulée pour obéir… »

    L’enfant, la joue rouge et brûlante, les larmes aux yeux, l’observa, désespérée.  Les yeux de sa tutrice dévièrent un bref instant vers son cou. La petite se pétrifia. Oh non.

    La femme tira sur la chaine qui dépassait brièvement de son vêtement, laissant apparaitre l’ensemble du collier. Elle posa ses doigts boudinés autour de l’anneau et s’en saisit soudainement d’une forte poigne. Elle tira violemment la chaine, étranglant un moment l’enfant jusqu’à ce qu’elle se brise. Elle fut apparemment satisfaite de ce qu’elle venait de faire car elle se releva avec assurance, le collier toujours enfoui dans sa paume. Elle sourit mesquinement à Jeanne qui commençait à paniquer.

    « -Non, rendez-le moi, c’est à ma mère ! Hurla la petite.

    -Oh, à ta mère tu dis ? Eh bien j’imagine qu’elle ne verra pas d’inconvénient à ce que je te le rende plus tard, non ? Lorsque tu auras trouvé ce que je veux.

    -Mais je ne sais pas où mon père range ses dossiers !

    -Tu ne dois donc pas vraiment tenir à ton collier. J’ai remarqué que vous aviez un puits dans votre jardin, je me demande jusqu’à quel point il est profond…

    -Non ! Ne faites pas ça, je vous en supplie !

    -Fais ce que je te dis alors, pas de papier, pas de collier. C’est pourtant simple, non ?

    -D’accord, je vais le faire, mais ne jetez pas mon pendentif dans le puits, s’il vous plait !

    -Tu sais ce qu’il te reste à faire dans ce cas. Tu as jusqu’à demain matin. Sinon tu n’auras plus qu’à aller le chercher. »

    Elle relâcha le visage de l’enfant d’un geste sec et se releva. Elle la regarda une dernière fois avec mépris avant de se retourner et de quitter la pièce, faisant voltiger les volants de sa robe. Ce fut à ce moment que George décida d’entrer en scène, il se précipita vers l’enfant encore à terre en craignant sa réaction. Allait-elle pleurer, s’énerver ? Avec sa joue enflammée, l’accident, le chantage et la violence de cette femme, elle avait de quoi pleurer. Mais à son plus grand étonnement, elle se redressa et le regarda droit dans les yeux.

    « -George, il faut que tu m’aides à trouver ces papiers.

    -Bien sûr, j’ai vais essayer, mais je ne sais pas plus que toi où ton père rangeait toute sa paperasse, Sophie aurait été là, elle aurait pu nous le dire…

    (La petite commença à se diriger vers le bureau de son père, 2 couloirs plus loin. Il la suivit tout en l’écoutant.)

    « -Où est-elle partie ?

    -Après la mort de tes parents, tous les employés de la maison sont partis un à un. Les servantes comme Sophie furent les premières, puis les cuisiniers dont Charlotte, Roger le jardinier, et même les livreurs ont arrêté de passer, aujourd’hui il n’y a plus que moi, soupira-t-il en souriant tristement.

    -Pourquoi es-tu resté ? Demanda Jeanne d’une voix pleine de reproches.

    -J’étais sûr que tu allais bien et que tu reviendrais. Les autres ne voulaient pas me croire, mais maintenant que je t’ai devant moi, je me dis que mes intuitions ne sont finalement pas si rouillées que ça.

    -Tu vas partir après mon départ ?

    -Oui, je ne peux pas rester dans cette maison indéfiniment, j’aimerai voyager de nouveau, il faut aussi que j’aille fleurir la tombe de ma femme… »

    L’enfant le considéra avec gravité avant de poser une question risquée.

    « -Tu ne voudrais pas m’emmener avec toi ? »

    Il l’examina et lui sourit chaleureusement.

    « -Tu es toujours la bienvenue auprès de moi, tu sais. »

    Ravie, l’étincelle enfantine dans son regard se raviva une minute avant d’arriver dans le bureau de son père. Des étagères meublaient la totalité des façades de la pièce, tous remplis de dossiers. Son bureau au centre de salle était resté tel quel, c’est-à-dire un vrai chantier d’écolier. Des feuilles étaient éparpillées, des livres renversés, marquant ainsi des pages qui avaient dû l’intéresser, des stylos se baladaient un peu partout, certains encore ouverts. Seule la fenêtre éclairait ce bazar. Elle pouvait le revoir assis juste derrière le bureau, la tête appuyée contre sa paume, frottant sa tignasse brune rebelle. Il aurait relevé la tête dans sa direction et aurait effacé toute trace de fatigue sur son visage en lui faire son plus beau sourire. Mais le souvenir de son père s’effaça comme un courant d’air aussitôt que la main de George se posa sur son épaule.

    « -Nous allons y passer du temps, tu ne veux pas manger avant ? Le soleil va bientôt se coucher.

    -Non, c’est bon, merci, et puis je doute que Madame Duchamps soit ravie si elle me voit en dehors de ce bureau, grimaça-t-elle en lui montra sa joue encore rouge.

    -Tu as raison… Je vais tout de même- »

    Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase qu’on criait son nom depuis l’étage du dessous.

    « -Quand on parle du loup… soupira George. Je reviens dès que j’en ai fini avec elle, d’accord ?

    -Mh ! Acquiesça l’enfant. »

    Et il l’abandonna pour redescendre servir sa tutrice. Elle resta un instant immobile, essayant de déterminer par quel côté, étagère, tiroir elle devrait commencer. Elle décida de débuter par les étagères du fond. Elle tira la chaise de bureau et s’assit dessus après avoir décroché tout un tiroir remplis de paperasse. Elle prit au hasard une feuille et tenta d’en décrypter le contenu. Elle fut frappée par la réalité à l’instant même où elle posa son regard sur le premier paragraphe. Des mots compliqués qu’elle n’avait pour la plupart jamais lus ou entendus et parfois des rangées de chiffres. Une boule se forma au fond de sa gorge. Avec le capharnaüm de cette pièce, tous les dossiers traitant des forges Hayange que son père gérait autrefois, sans compter son niveau de lecture encore bien faible du haut de ses 9 ans, elle n’allait jamais y arriver en seulement une nuit. Elle tenta de calmer sa tristesse qui se déchaînait dans son cœur et entreprit son tri à la lumière du coucher de soleil.


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  • Le présent.

    Le paysage défilait encore et encore. Des maisons, des champs, des arbres, encore des maisons. Il n'y avait aucun bruit si ce n'est la respiration rauque des deux canassons. La petite tentait d'enfouir la peur que lui provoquait le voyage en se posant des questions, le regard posé sur ses chaussures. La femme à côté d'elle ne parlait pas, se contentant de regarder l'extérieur avec une certaine exaspération. L'enfant ne connaissait même pas son nom et encore moins l'endroit où elles allaient. Qu'allait-elle lui faire ? Qui était-elle ? Rentrait-elle chez elle ? Elle déglutit et ouvrit finalement la bouche.

    « -Madame...Où on va ? Gémit-elle en essayant de la regarder dans les yeux.

    Elle tourna la tête dans sa direction en une fraction de seconde et la fusilla du regard comme si lui parler était le plus grand des pêchés.

    « -A la banque ! S'enquit Mme Duchamps sèchement.

    -...Vous allez me déposer chez moi après ?

    (Elle la regarda de nouveau méchamment.)

    -Si je ne t'ai pas abandonnée entre temps à cause de toutes tes questions ! »

    Sa dernière remarque fut suffisante pour que l'enfant se taise. Elle ne voulait pas qu'on la jette une fois de plus par-dessus bord. Plus jamais. En y repensant, elle en lâcha un hoquet de sanglots. Non, elle ne devait surtout pas pleurer, il fallait faire bonne figure pour ne pas l'inciter à la délaisser. Elle frotta son visage vigoureusement pour faire disparaître toute sa tristesse. Bien qu'elle ne connaisse absolument pas cette femme, elle se raccrochait fermement à sa présence. Sans elle, elle n'était RIEN. Et « rien » était pire que tout, elle l'avait compris à l'hôpital en voyant tous ces médecins et infirmières la regarder avec indifférence. Les petites filles comme elle ne rentrant pas dans le moule de la société finissaient comme la fillette aux allumettes, mortes de froid sur le bord d'un trottoir. Cette histoire l'avait fortement marquée, notamment à cause du décès d'une fillette de son âge. Mais elle n'imaginait pas un instant lorsque son père lui avait lu ce conte d'Andersen il y a un an qu'elle avait à deux doigts failli finir comme elle.

    -Heureusement que cette femme est arrivée, pensa-t-elle. Heureusement...

    Si seulement, car ce mot fut soufflé par la vive secousse que lui octroya la grosse femme. La petite lâcha un glapissement de douleur. Elle avait secoué le mauvais bras. Alors qu'elle commençait à pleurer en se protégeant de l'écharpe qui lui servait de bandage, elle fut violemment attrapée par le col et tirée vers la porte de sortie.

    « -Arrête un peu ton char et bouge, on est arrivée. »

    Malmenée de la sorte, elle en perdit l'équilibre lorsqu'elle passa la marche de la calèche et s'écrasa sur le bitume face contre terre. La femme ne put s'empêcher de lâcher un « Non mais regardez-moi cette godiche... » En la voyant ainsi vautrée au sol. Des petits gravillons piquaient la peau de la fillette et son bras la faisait terriblement souffrir. Les larmes aux yeux, elle se redressa rapidement en voyant que certains passants n'hésiteraient pas à la piétiner pour aller plus vite. Elle épousseta sa robe de pauvresse et regarda aux alentours afin de s'orienter. Elle reconnaissait cet endroit, c'était la banque de sa ville, celle qui se trouvait à deux pas de chez elle. Enfin, deux pas, elle exagérait, seulement 5 petits kilomètres tout au plus. Mais au moins elle était toujours à Lateim contrairement à ce qu'elle pensait. Lateim avait toujours été sa ville, elle ne l'avait jamais quittée si ce n'est pour des vacances. Alors elle reconnaissait parfaitement cette bâtisse, la Banque de France avec cette façade détaillée presque semblable à celles de la capitale à ce qu'il parait. Bâtiment à 3 étages, elle pouvait voir en plissant les yeux les deux angelots incrustés ornant le dessus fièrement. Mais même si elle connaissait cet endroit, elle n'y était jamais entrée, elle se contentait autrefois de passer devant ou d'attendre sagement dans la calèche que son père revienne. Aujourd'hui, elle allait pouvoir découvrir ce qui rendait si crispé son père lorsqu'il y rentrait et si léger lorsqu'il en sortait.

    « -Bon, tu vas te réveiller et me suivre oui ?! S'égosilla l'étrangère qui s'apprêtait à traverser la rue.

    L'enfant frotta un instant son épaule douloureuse et la rejoignit en clopinant. La femme lui prit sa main épargnée d'un geste brusque et la traîna avec elle. Ainsi, toutes deux traversèrent rapidement la rue et prirent la porte centrale de la banque. Alors qu'elle se refermait derrière elle, l'enfant s'extasia devant cette pièce immense divisée par une longue rangée de guichets. Derrière certains guichets s'activaient des employés pour répondre à la demande de leurs clients. La tutrice de l'enfant la tira de nouveau, la poussant à se ranger dans l'allée la plus proche d'un guichet. Elle attendit son tour avec impatience, tapant du pied en cadence avec son rythme cardiaque. L'enfant la regardait avec effroi changer petit à petit de couleur, d'un rosé à du rouge écrevisse. Les veines se révélaient sur son front et ses sourcils se penchaient de plus en plus en avant, laissant paraître des plis importants au-dessus de l'arête de son nez. De plus, sa main broyait la sienne au fur à et mesure de son mécontentement. La petite allait pousser un piaillement lorsque la main relâcha la sienne subitement laissant de nouveau le sang circuler. C'était enfin leur tour. La fillette se frictionna le poignet en regardant sa responsable avec consternation. En plus de la malmener, elle avait repris sa couleur d'origine à l'instant même où la femme au guichet lui avait adressé un poli « Bonjour, que puis-je faire pour vous, madame ? ». Comme si de rien n'était. Un sourire léger sur son visage s'affichait et ses veines commençaient à re-disparaître sous sa peau.

    « -Cette petite vient tout juste de perdre ses parents... Je suis sa nouvelle tutrice et on m'a parlé d'un héritage... ?

    -Oh... Pauvre enfant... Gémit la femme en se baissant pour l'observer depuis son plan de travail. Bien sûr, son nom de famille ? Il me le faut pour trouver le dossier correspondant.

    -Oui, bien sûr, Wandel.

    -Alooors... Wandel... Charles Wandel ? »

    En entendant le nom de son père, le cœur de la fillette se serra. Dire qu'il y a encore quelques mois, il était encore là avec elle...

    « -C'est cela, affirma la grosse femme.

    -Mh... Voyons voir... (Elle ouvrit le dossier et feuilleta rapidement la paperasse à l'intérieur.) Effectivement, on nous a bien communiqué qu'il est mort et un héritage est mis au nom de Jeanne Wandel. C'est toi ma petite ?

    -O-Oui, balbutia l'enfant, incapable de comprendre la raison de leur venue ici.

    -Et y aurait-il une quelconque parcelle du testament notifiant mon nom sur cet héritage? S'aventura la tutrice.

    -Je suis désolée Madame, c'est confidentiel. Si vous souhaitez en savoir plus, il faut me justifier que vous détenez bien les relevés personnels du compte de Mr Wandel ainsi que l'acte de propriété de ses biens. Sans cela, je ne peux rien vous divulguer,  s'excusa-t'-elle en secouant la tête. »

    La tutrice de Jeanne cligna des yeux quelques instants comme si elle n'avait pas bien entendu.

    « -Comment ça vous ne pouvez pas, je suis la tutrice de l'enfant tout de même ! Commença-t-elle à s'énerver.

    -Je vous crois madame, seulement nous sommes soumis à une clause de confidentialité, sans ces papiers, je ne peux rien pour vous. »

    La grosse femme implosait intérieurement. On OSAIT lui tenir tête.

    « -Je trouve ça tout de même lamentable de ne pas être capable de me mettre dans la confidence, je récupère la gamine de cet homme et je n'ai pas accès à ses dossiers ?! Mais où va le monde ?!

    -Madame, calmez-vous, vous n'avez qu'à revenir demain avec les papiers, nous sommes ouvert de 9h à 17h tous les jours de la semaine sauf le dimanche...

    -Je ne veux pas revenir demain, si je suis ici, c'est pour qu'on me donne ce que je demande!!! Hurla-elle, faisant ainsi sursauter et reculer toute la clientèle, la petite Jeanne comprise.

    -Madame, si vous ne vous calmez pas immédiatement je vais devoir appeler la sécurité !

    -JE NE PARTIRAI PAS SANS CE QUI M'EST DÛ ! JE VEUX MA DOTE, MA PART D'HERITAGE ! Beugla la grosse femme en postillonnant et en tapant des poings sur le comptoir.

    -Je peux savoir ce qu'il se passe ? S'incrusta une voix inconnue apparemment irritée.

    -Madame la directrice ! Paniqua la pauvre victime derrière le guichet. »

    Jeanne se tourna vers l'inconnue, une grande femme à l'air fatigué. Ses cheveux blonds entremêlés en un maladroit chignon montraient qu'elle avait dû rapidement se coiffer ce matin. Sa robe typiquement anglaise lui donnait une apparence distinguée, presque séduisante. Elle avait un petit accent british en parlant, ce qui ne l'empêchait pas de paraître menaçante à l'instant même où elle s'était adressée à la grosse femme.

    « -Qu'est-ce qu'il se passe ?

    -Il se passe que votre employée REFUSE de me donner ces fichus papiers d'héritage !

    -C'est vrai Marguerite ? Questionna l'anglaise.

    -Oui, répondit l'employée, mais elle n'a pas apporté les papiers de propriété des biens du défunt et encore moins les relevés personnels de Mr Wandel...

    -Mr Wandel ? Il est mort ?

    -Oui, il y a 2 mois, sa femme aussi d'ailleurs...

    -Et qui est cette enfant ?

    -La fille de Charles Wandel, madame la directrice.

    (Elle observa un instant Jeanne avant de s'accroupir pour se mettre à sa hauteur. La fillette paraissait totalement perdue face à cette crise.)

    -Mes condoléances ma petite, ton papa était un de mes meilleurs clients et un homme bon et honnête. Et ta mère était charmante... Ça m'attriste beaucoup de les savoir partis...

    (Elle se releva ensuite et surplomba la responsable de Jeanne.)

    -Vous n'avez pas honte de vous comporter ainsi devant une enfant ?! Vous êtes celle qui doit lui montrer l'exemple désormais, soyez à la hauteur, bon sang !

    -Je vous demande pardon ?

    -Votre rôle est de la protéger, pas de la terroriser elle ainsi que tous les clients et mes employés en hurlant dans ma banque ! Quelle facette de votre personne lui dévoilez-vous en vous comportant ainsi ?!

    -Non mais je rêve là ! En plus d'être des grippe-sous, vous osez me dicter ce que je dois faire ?!

    -Lorsque je vois comment vous vous comportez, je ne peux m'empêcher de voir mon fils à la place de la vôtre. Je n'accepterai pas qu'on lui fasse ça, alors à elle... !

    La tutrice, redevenue rouge pivoine, cracha chacun de ses derniers mots, espérant presque la tuer avec.

    -Eh bien cette petite n'est pas votre fils et encore moins ma fille, alors vos remarques, vous pouvez les garder pour vous ! Je reviendrai avec ces foutus papiers demain, d'ici là, prenez bien soin de votre fils depuis votre bureau, c'est vrai qu'une femme travailleuse comme vous doit beaucoup s'en occuper... ! »

    Et sur cette ultime phrase, elle saisit le poignet de Jeanne et tourna les talons en prenant bien soin de claquer la porte derrière elle.

     

    A sa sortie, l'atmosphère retomba et les clients reprirent leur souffle. La gérante maudissait intérieurement cette femme, comment osait-elle remettre ainsi en question son rôle de mère ?! Elle ne savait pas tout ce qu'elle endurait pour le faire vivre ! Elle en avait marre de tous ces clients qui pétaient les plombs dans son lieu de travail. Tout en bouillonnant, elle se frotta l'arête du nez pour se calmer. Avant de prendre les escaliers qui menaient à son bureau, la directrice s'adressa à son employée.

    « -Informez moi immédiatement lorsque cette femme reviendra, je me ferai un plaisir de la prendre en charge, fulmina-t-elle. »


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