• Le présent.

    Le paysage défilait encore et encore. Des maisons, des champs, des arbres, encore des maisons. Il n'y avait aucun bruit si ce n'est la respiration rauque des deux canassons. La petite tentait d'enfouir la peur que lui provoquait le voyage en se posant des questions, le regard posé sur ses chaussures. La femme à côté d'elle ne parlait pas, se contentant de regarder l'extérieur avec une certaine exaspération. L'enfant ne connaissait même pas son nom et encore moins l'endroit où elles allaient. Qu'allait-elle lui faire ? Qui était-elle ? Rentrait-elle chez elle ? Elle déglutit et ouvrit finalement la bouche.

    « -Madame...Où on va ? Gémit-elle en essayant de la regarder dans les yeux.

    Elle tourna la tête dans sa direction en une fraction de seconde et la fusilla du regard comme si lui parler était le plus grand des pêchés.

    « -A la banque ! S'enquit Mme Duchamps sèchement.

    -...Vous allez me déposer chez moi après ?

    (Elle la regarda de nouveau méchamment.)

    -Si je ne t'ai pas abandonnée entre temps à cause de toutes tes questions ! »

    Sa dernière remarque fut suffisante pour que l'enfant se taise. Elle ne voulait pas qu'on la jette une fois de plus par-dessus bord. Plus jamais. En y repensant, elle en lâcha un hoquet de sanglots. Non, elle ne devait surtout pas pleurer, il fallait faire bonne figure pour ne pas l'inciter à la délaisser. Elle frotta son visage vigoureusement pour faire disparaître toute sa tristesse. Bien qu'elle ne connaisse absolument pas cette femme, elle se raccrochait fermement à sa présence. Sans elle, elle n'était RIEN. Et « rien » était pire que tout, elle l'avait compris à l'hôpital en voyant tous ces médecins et infirmières la regarder avec indifférence. Les petites filles comme elle ne rentrant pas dans le moule de la société finissaient comme la fillette aux allumettes, mortes de froid sur le bord d'un trottoir. Cette histoire l'avait fortement marquée, notamment à cause du décès d'une fillette de son âge. Mais elle n'imaginait pas un instant lorsque son père lui avait lu ce conte d'Andersen il y a un an qu'elle avait à deux doigts failli finir comme elle.

    -Heureusement que cette femme est arrivée, pensa-t-elle. Heureusement...

    Si seulement, car ce mot fut soufflé par la vive secousse que lui octroya la grosse femme. La petite lâcha un glapissement de douleur. Elle avait secoué le mauvais bras. Alors qu'elle commençait à pleurer en se protégeant de l'écharpe qui lui servait de bandage, elle fut violemment attrapée par le col et tirée vers la porte de sortie.

    « -Arrête un peu ton char et bouge, on est arrivée. »

    Malmenée de la sorte, elle en perdit l'équilibre lorsqu'elle passa la marche de la calèche et s'écrasa sur le bitume face contre terre. La femme ne put s'empêcher de lâcher un « Non mais regardez-moi cette godiche... » En la voyant ainsi vautrée au sol. Des petits gravillons piquaient la peau de la fillette et son bras la faisait terriblement souffrir. Les larmes aux yeux, elle se redressa rapidement en voyant que certains passants n'hésiteraient pas à la piétiner pour aller plus vite. Elle épousseta sa robe de pauvresse et regarda aux alentours afin de s'orienter. Elle reconnaissait cet endroit, c'était la banque de sa ville, celle qui se trouvait à deux pas de chez elle. Enfin, deux pas, elle exagérait, seulement 5 petits kilomètres tout au plus. Mais au moins elle était toujours à Lateim contrairement à ce qu'elle pensait. Lateim avait toujours été sa ville, elle ne l'avait jamais quittée si ce n'est pour des vacances. Alors elle reconnaissait parfaitement cette bâtisse, la Banque de France avec cette façade détaillée presque semblable à celles de la capitale à ce qu'il parait. Bâtiment à 3 étages, elle pouvait voir en plissant les yeux les deux angelots incrustés ornant le dessus fièrement. Mais même si elle connaissait cet endroit, elle n'y était jamais entrée, elle se contentait autrefois de passer devant ou d'attendre sagement dans la calèche que son père revienne. Aujourd'hui, elle allait pouvoir découvrir ce qui rendait si crispé son père lorsqu'il y rentrait et si léger lorsqu'il en sortait.

    « -Bon, tu vas te réveiller et me suivre oui ?! S'égosilla l'étrangère qui s'apprêtait à traverser la rue.

    L'enfant frotta un instant son épaule douloureuse et la rejoignit en clopinant. La femme lui prit sa main épargnée d'un geste brusque et la traîna avec elle. Ainsi, toutes deux traversèrent rapidement la rue et prirent la porte centrale de la banque. Alors qu'elle se refermait derrière elle, l'enfant s'extasia devant cette pièce immense divisée par une longue rangée de guichets. Derrière certains guichets s'activaient des employés pour répondre à la demande de leurs clients. La tutrice de l'enfant la tira de nouveau, la poussant à se ranger dans l'allée la plus proche d'un guichet. Elle attendit son tour avec impatience, tapant du pied en cadence avec son rythme cardiaque. L'enfant la regardait avec effroi changer petit à petit de couleur, d'un rosé à du rouge écrevisse. Les veines se révélaient sur son front et ses sourcils se penchaient de plus en plus en avant, laissant paraître des plis importants au-dessus de l'arête de son nez. De plus, sa main broyait la sienne au fur à et mesure de son mécontentement. La petite allait pousser un piaillement lorsque la main relâcha la sienne subitement laissant de nouveau le sang circuler. C'était enfin leur tour. La fillette se frictionna le poignet en regardant sa responsable avec consternation. En plus de la malmener, elle avait repris sa couleur d'origine à l'instant même où la femme au guichet lui avait adressé un poli « Bonjour, que puis-je faire pour vous, madame ? ». Comme si de rien n'était. Un sourire léger sur son visage s'affichait et ses veines commençaient à re-disparaître sous sa peau.

    « -Cette petite vient tout juste de perdre ses parents... Je suis sa nouvelle tutrice et on m'a parlé d'un héritage... ?

    -Oh... Pauvre enfant... Gémit la femme en se baissant pour l'observer depuis son plan de travail. Bien sûr, son nom de famille ? Il me le faut pour trouver le dossier correspondant.

    -Oui, bien sûr, Wandel.

    -Alooors... Wandel... Charles Wandel ? »

    En entendant le nom de son père, le cœur de la fillette se serra. Dire qu'il y a encore quelques mois, il était encore là avec elle...

    « -C'est cela, affirma la grosse femme.

    -Mh... Voyons voir... (Elle ouvrit le dossier et feuilleta rapidement la paperasse à l'intérieur.) Effectivement, on nous a bien communiqué qu'il est mort et un héritage est mis au nom de Jeanne Wandel. C'est toi ma petite ?

    -O-Oui, balbutia l'enfant, incapable de comprendre la raison de leur venue ici.

    -Et y aurait-il une quelconque parcelle du testament notifiant mon nom sur cet héritage? S'aventura la tutrice.

    -Je suis désolée Madame, c'est confidentiel. Si vous souhaitez en savoir plus, il faut me justifier que vous détenez bien les relevés personnels du compte de Mr Wandel ainsi que l'acte de propriété de ses biens. Sans cela, je ne peux rien vous divulguer,  s'excusa-t'-elle en secouant la tête. »

    La tutrice de Jeanne cligna des yeux quelques instants comme si elle n'avait pas bien entendu.

    « -Comment ça vous ne pouvez pas, je suis la tutrice de l'enfant tout de même ! Commença-t-elle à s'énerver.

    -Je vous crois madame, seulement nous sommes soumis à une clause de confidentialité, sans ces papiers, je ne peux rien pour vous. »

    La grosse femme implosait intérieurement. On OSAIT lui tenir tête.

    « -Je trouve ça tout de même lamentable de ne pas être capable de me mettre dans la confidence, je récupère la gamine de cet homme et je n'ai pas accès à ses dossiers ?! Mais où va le monde ?!

    -Madame, calmez-vous, vous n'avez qu'à revenir demain avec les papiers, nous sommes ouvert de 9h à 17h tous les jours de la semaine sauf le dimanche...

    -Je ne veux pas revenir demain, si je suis ici, c'est pour qu'on me donne ce que je demande!!! Hurla-elle, faisant ainsi sursauter et reculer toute la clientèle, la petite Jeanne comprise.

    -Madame, si vous ne vous calmez pas immédiatement je vais devoir appeler la sécurité !

    -JE NE PARTIRAI PAS SANS CE QUI M'EST DÛ ! JE VEUX MA DOTE, MA PART D'HERITAGE ! Beugla la grosse femme en postillonnant et en tapant des poings sur le comptoir.

    -Je peux savoir ce qu'il se passe ? S'incrusta une voix inconnue apparemment irritée.

    -Madame la directrice ! Paniqua la pauvre victime derrière le guichet. »

    Jeanne se tourna vers l'inconnue, une grande femme à l'air fatigué. Ses cheveux blonds entremêlés en un maladroit chignon montraient qu'elle avait dû rapidement se coiffer ce matin. Sa robe typiquement anglaise lui donnait une apparence distinguée, presque séduisante. Elle avait un petit accent british en parlant, ce qui ne l'empêchait pas de paraître menaçante à l'instant même où elle s'était adressée à la grosse femme.

    « -Qu'est-ce qu'il se passe ?

    -Il se passe que votre employée REFUSE de me donner ces fichus papiers d'héritage !

    -C'est vrai Marguerite ? Questionna l'anglaise.

    -Oui, répondit l'employée, mais elle n'a pas apporté les papiers de propriété des biens du défunt et encore moins les relevés personnels de Mr Wandel...

    -Mr Wandel ? Il est mort ?

    -Oui, il y a 2 mois, sa femme aussi d'ailleurs...

    -Et qui est cette enfant ?

    -La fille de Charles Wandel, madame la directrice.

    (Elle observa un instant Jeanne avant de s'accroupir pour se mettre à sa hauteur. La fillette paraissait totalement perdue face à cette crise.)

    -Mes condoléances ma petite, ton papa était un de mes meilleurs clients et un homme bon et honnête. Et ta mère était charmante... Ça m'attriste beaucoup de les savoir partis...

    (Elle se releva ensuite et surplomba la responsable de Jeanne.)

    -Vous n'avez pas honte de vous comporter ainsi devant une enfant ?! Vous êtes celle qui doit lui montrer l'exemple désormais, soyez à la hauteur, bon sang !

    -Je vous demande pardon ?

    -Votre rôle est de la protéger, pas de la terroriser elle ainsi que tous les clients et mes employés en hurlant dans ma banque ! Quelle facette de votre personne lui dévoilez-vous en vous comportant ainsi ?!

    -Non mais je rêve là ! En plus d'être des grippe-sous, vous osez me dicter ce que je dois faire ?!

    -Lorsque je vois comment vous vous comportez, je ne peux m'empêcher de voir mon fils à la place de la vôtre. Je n'accepterai pas qu'on lui fasse ça, alors à elle... !

    La tutrice, redevenue rouge pivoine, cracha chacun de ses derniers mots, espérant presque la tuer avec.

    -Eh bien cette petite n'est pas votre fils et encore moins ma fille, alors vos remarques, vous pouvez les garder pour vous ! Je reviendrai avec ces foutus papiers demain, d'ici là, prenez bien soin de votre fils depuis votre bureau, c'est vrai qu'une femme travailleuse comme vous doit beaucoup s'en occuper... ! »

    Et sur cette ultime phrase, elle saisit le poignet de Jeanne et tourna les talons en prenant bien soin de claquer la porte derrière elle.

     

    A sa sortie, l'atmosphère retomba et les clients reprirent leur souffle. La gérante maudissait intérieurement cette femme, comment osait-elle remettre ainsi en question son rôle de mère ?! Elle ne savait pas tout ce qu'elle endurait pour le faire vivre ! Elle en avait marre de tous ces clients qui pétaient les plombs dans son lieu de travail. Tout en bouillonnant, elle se frotta l'arête du nez pour se calmer. Avant de prendre les escaliers qui menaient à son bureau, la directrice s'adressa à son employée.

    « -Informez moi immédiatement lorsque cette femme reviendra, je me ferai un plaisir de la prendre en charge, fulmina-t-elle. »


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