• - Hé, qu'est ce qui se passe là? Laissez-nous partir, ils vont nous dévorer! Geignit Jack, une aile sur la cuisse à cause de sa blessure. Mayumi cria, dirigeant vers eux un sabot fendu comme si elle les pointait du doigt:

    --Cha ne marchera pas comme cha! Ch'est un meurtre, non-achichtanche à perchonne en danger!

    Leurs ravisseurs, munis de filets d'acier, ne répondirent pas et continuèrent à alterner leur surveillance entre eux et les reptiles au zénith, tournoyant à plusieurs dizaines de mètres au-dessus de leurs têtes. Derrière la foule, un bras et une tête gracieuse ornée de plumes dépassait à l'intervalle de chaque saut pour attirer leur attention. Quenotte. Seul un homme blond aux oreilles saillantes comme celles d'un chien, doté d'un museau et de pattes massives, semblait les écouter attentivement. Mélo réalisa qu'il était une chimère et pouvait les comprendre. Ce n'était pas le moment de faire une bavure, pourvu qu'aucun d'entre eux ne mentionnent qu'ils étaient responsables de la catastrophe. Elle les fixait avec appréhension pour leur transmettre de la mettre en sourdine, mais sans succès. Leurs regards étaient rivés sur les carnassiers qui planaient en des cercles de plus en plus étroits dont ils étaient le centre.

    -Ils se servent de nous comme appâts... souffla Pitch, les yeux vers le ciel. Les oreilles de la chimère-chien se raidirent encore plus, à l'affut. Lui avait remarqué le manège de la fille-chat et notamment son fiasco à avertir les autres.

    Elle cracha, furibonde, et miaula pour réclamer leur attention mais ni les Légendes, ni les trois filles ne la lui accordèrent, serrés malgré leurs différends initiaux. La féline désormais défigurée bondit souplement près du chien, provoquant un tollé de protestations de la part de leurs bourreaux. L'un la visa prestement avec sa fourche et elle leva les mains en l'air, tournée vers son semblable. Ayant changé d'apparence, ils ne les reconnaissaient pas comme coupables de la discorde qui régnait et leur groupe avait une chance de s'en sortir.

    -S'il vous plaît! Traduisez ce que j'ai à dire. Ce ne sont pas des animaux, ce sont des êtres humains! Nous sommes sous l'influence d'un mauvais sort, lancé par l'ensorceleur Dohum dans un coup de sang vengeur!

    L'homme-chien la dévisagea, estomaqué, alors que ses camarades avaient assisté à l'échange, leurs exhortations le poussa à transcrire ses paroles. L'un d'eux, un homme large à l'allure de bucheron et armés d'une hache, intervint:

    -Comment être sûrs de ce qu'elle dit? Elle peut être une dégénérée, et nous avons des soucis plus graves que le petit confort de bêtes de foire!

    -Donnez-nous une chance! Rendez-nous nos corps humains et nous vous aiderons! Et franchement, ils sont déjà imbuvables, alors pour ce qui est de les manger, ils vont foutre une diarrhée d'enfer à vos dragons. Vous avez franchement envie de nettoyer une demi-tonne de colique? finit-elle sur le ton de la persuasion. Son traducteur eut un haut-le-cœur et expliqua ce qu'elle lui avait dit. Les citadins commencèrent à débattre vivement.

    -Il est vrai que ce sont des animaux domestiqués, élevés en captivité. Nous leur donnons leur nourriture en morceau, on ne sait pas comment leur système digestif pourrait réagir si ils mangeaient des proies vivantes.

    -Sans compter qu'ils portent des vêtements, ça pourrait rendre notre horde sérieusement malade.

    Ils commencent à voir raison! J'ai vraiment eu un éclair de génie. Pensa-t-elle en se frottant les mains, son sourire digne du chat de Cheshire recommençait à poindre à son museau.

    C'est le moment que choisit le Croquemitaine, inconscient de l'échange, pour rajouter:

    -Si ces bêtes nous dévorent, c'est un souci de moins pour eux vu que nous les avons libérés.

    Lentement, leeeentemeeent, les deux chimères se tournèrent vers lui. Leurs regards conjoints finirent de le mettre mal à l'aise, et lentement, leeeentemeeent, il se tourna vers eux. Un échange triangulaire silencieux s’installa entre eux, l'homme-chien recula progressivement, Mélo le suppliant du regard, et subitement il hurla.

    -ALEEERTE!!! ILS ONT LIBERES LES DRAGONS!

    Tous se sortirent de leur activité respective, frappés d'ahurissement. Les habitants, stupéfaits, semblaient presque battre en retraite face aux vagabonds estomaqués changés en créatures de cirque. L'homme bâti comme une armoire normande s'ébroua alors et mugit comme un minotaure prêt à la charge. Ses compagnons reprirent leurs esprits et bramèrent à leur tour, les phalanges serrées sur les manches de leurs armes.

    -Oh mon dieu. C'est le type sur la table duquel on a atterrit tout à l'heure. On a détruit sa maison, bredouilla Tamalice d'une voix qui avait gagné quelques octaves. Pour couronner le tout, la chimère l'entendit et apostropha leur leader:

    -Chef! Ce sont eux qui ont anéanti vos possessions, avec un attentat-suicide au dragon! Ils l'ont fait s'écraser sur votre demeure familiale!

    Les yeux injectés de sang du colosse ripèrent sur eux et les proies se ratatinèrent sous leur venin, appréhendant la mort. Il s'égosilla et ses amis se jetèrent sur lui pour l'empêcher de les réduire en bouillie à la hache.

    -On n’est pas dans la merde.

    Blottis les uns contres les autres, ils n'avaient jamais été autant d'accord avec Mary-Sue.

    ***

    Frissonnant dans le souffle des battements d'ailes des sauriens, Pitch voyait sa vie défiler sous ses yeux. Victorieux dans une armure d'or il fut une fois, avant les Gardiens, avant l'Homme de la Lune, avant la Terre même, emprisonnant des démons antédiluviens sur une planète désolée. Montant la garde, seul, couvant d'un regard aimant un portrait de sa fille. Puis les Fearlings, le piégeant et délitant son existence, un général aimé de ses troupe, un mari et un père, jusqu'à ce que Kozmotis Pitchiner ne s'éteigne et qu'il ne reste plus que Pitch Black, faux, corrompu et dévasté. Des siècles de haine et de douleur à traverser l'univers, à semer la peur et le néant sur des mondes isolés, et la Terre. Ses victoires et ses échecs. Sa défaite la plus abjecte après la disparition de son enfant. Les cauchemars retournés contre lui, susurrant dans le noir tout ce qu'il avait perdu. L'île. La haine farouche qui lui avait brulé l'estomac à la vue de ce traître de Frost. Sa satisfaction sournoise à le voir mourir à petit feu. Les créatures de sables créée par l'une des humaines, effondrée, qui allèrent à la rescousse de son amourette. Les créatures de sable créées par l'une des humaines. De toute pièce. Dans une situation critique.

    Les rouages se mirent en mouvement en vitesse dans son esprit. Eux, les Légendes, perdaient leurs pouvoirs, comme "invoqués" en ce lieu.  Mary-Sue en était surement dotée auparavant et les avait logiquement perdus. Les étudiantes, elles, étaient arrivées dans les même conditions, et alors parfaitement normale, l'une d'elle s'était révélée des facultés hors-norme. Mais elle avait besoin de tracer dans une matière friable, ou  plus généralement sur un support, ce qu'elle souhaitait inconsciemment voir apparaître. Ici, sans matériel adéquat et dans l'incapacité d'utiliser un substitut de crayon, c'était impossible.

    Mais si elle avait été pourvue d'aptitudes lors de leur arrivée, alors en toute logique l'autre était passée par la même case, à son insu.

    Ses pouvoirs n'avaient pas été révélés car elle était moins impressionnable que Mayumi et n'avait pas ressenti de désespoir extrême jusqu'à présent, et restaient en dormance en attendant la bonne occasion de sauver leur détentrice.

    Il se tourna prestement vers elle et l'observa, réfléchissant à une stratégie. Elle observait toujours le ciel avec appréhension où la trajectoire des monstres les prenait résolument comme centre, effrayée par leurs cris stridents. Il nota que certains s'enhardissaient et se rapprochaient peu à peu. Le Croquemitaine soupira misérablement et se prépara à attaquer. Il espérait juste que son pouvoir n'était pas de faire pleuvoir des éponges ou lisser les poils pubiens.

    Tamalice reçut un coup dans le jarret, désarçonnée, et avant d'avoir pu réagir Pitch lui dit, doucereux:

    - As-tu fait tes prières? Il serait temps, pour une personne vouée à l'Enfer.

    -Quoi?

    -Nous allons mourir maintenant, au milieu de centaines de témoins, déchiquetés par les crocs de ces bêtes. C'est judicieux de faire ses adieux, non?

    Elle le dévisagea, la bouche ouverte comme s'il l'avait frappé.

    -Ca va pas de dire des choses pareilles? C'est vraiment pas le moment! Fusa Jack, exaspéré par ses manières. Le doyen continua comme s'il n'avait pas été interrompu:

    -J'ose espérer que vous n'avez pas parlé de manière regrettable à vos parents car c'aurait été la dernière chose que vous leur aurez dit. Le rêve est fini à présent, nous n'avons plus aucune chance de nous en sortir. Ces créatures vont nous réduire en charpie.

    -Mais à quoi tu joues? Normalement sur le point de mourir on se repent de ses erreurs! s'énerva Mary-Sue, ses yeux de chiens exorbités, un petit jappement ponctuant son intervention.

    -Ils vont plonger sur nous, nous mettre en pièce et se battre pour les morceaux. Vous n'aurez rien accompli de votre vie, ni même compris pourquoi nous sommes ici, et quelque part vos parents sont seuls et vivent dans l'angoisse de ne pas savoir ce qui vous est arrivé.

    L'elfe tremblante semblait abasourdie, passant du Croquemitaine pour qui elle avait de l'adoration aux dragons de plus en plus proches. Une goutte de sueur perla sur sa tempe et les paroles de Black l'atteignait comme jamais.

    A cet instant, un reptile poussa un cri perçant et se laissa tomber en piquée, ailes rabattue comme un obus en chute libre.

    -Inéluctable.

    Ils se jetèrent au sol en criant face à la gueule ouverte du dragon alors qu'elle sentit alors tout son stress et son effroi bondir en elle comme si le contenu de son ventre faisait les montagnes russes. Une éruption de couleurs paru jaillir du sol et prit aussitôt la forme d'un autre dragon, plus grand, les ailes déployées et la bouche garnie de crocs face à la première créature, qui remonta prestement en rugissant. Sa queue traversa son agresseur comme un écran de fumée.

    -Vous avez vu? fit Mélo, ne prêtant aucune attention à la foule en débâcle devant la chose.

    -Un fantôme! balbutia Mayumi, encore sous le choc de l'attaque puis glapit lorsque May la mordit à la patte.

    -Ne dis pas n'importe quoi c'est un genre d'hologramme bécasse! Si je n'étais pas coincée avec vous qui sapez tous mes pouvoirs, j'aurais pu domestiquer leur meute! Vous allez me le pay-hééééééé!

    Le coup de sabot de l'alpaga orange l'envoya valser dans l'horizon façon Team Rocket.

    -Bonne chance pour l'atterrissage!

    Bien vu, se félicita Pitch, satisfait de sa prestation et de celle de l'âne. Sa création claquait férocement des mâchoires, tenant en respect les bêtes peu habituées à rencontrer une telle résistance. Elle, en revanche, était avachie sur son postérieur équin et avait à ce moment le QI d'une dinde trépanée, la tête inclinée et les lèvres pendantes. L'image même d'un sex-appeal torride.

    Il la secoua de son aile tandis que les autres s’approchaient.

    -Reprends-toi! Si l'on veut avoir une chance de s'en sortir malgré ce qui s'est passé, il faut nous rendre utile.

    -Ca me fait désagréablement mal au cul de l'avouer, mais il a raison, soupira Pingouin-Jack. Essaie de les intimider avec ta bestiole pour les ramener à leur enclos.

    Tous hochèrent vigoureusement de la tête sauf Mélo qui mettait de petits coups de coude à l'Esprit du Froid, pour lui faire avouer qu'il sous-entendait connaître des douleurs au cul agréables. Tama se redressa en inspirant profondément, prenant son courage à deux mains.

    -Allez. Il est l'heure de voir si j'arrive à faire bouger ce mastodonte.

    Elle se tourna vers le titan écailleux en gesticulant et levant les pattes.

    -Lève-toi et vole! C'est ton prophète qui te le commande!

    Le monstre s'élança vers le ciel sans plus de délai, n'étant pas sujet aux lois de la gravité puisqu'il était immatériel. Les fugitifs battirent en retraite en piaillant devant le saurien qui faisait trois fois leur taille.

    -Pourquoi tu parles comme ça? demanda Mayu.

    -Bah je sais pas. Ca fait plus magique, non?

    -Jusqu'ici, la magie nous a porté la poisse, grinça Black, les dents serrées. Mélo tapota les épaules des deux étudiantes et pointa du doigt une sorte de manège d'équitation recouvert de grillage épais à un ou deux kilomètres, dépassant les habitations environnantes.

    -Regardez, c'est l'enclos principal, où sont formés les dragonniers et préparées leurs montures. Il y a assez de place pour y enfermer les dragons et surtout, c'est l'endroit le plus proche!

    -Ca marche, préviens les habitants de l'ouvrir et de se tenir prêts à y confiner leurs bestiaux. Je sens que je vais pas pouvoir rester comme ça longtemps, ça demande trop de concentration.

    La fille-chat fila vers la chimère qui avait traduit leurs paroles il y a quelques minutes et lui expliqua quel était leur plan, avant qu'il ne transmette ce qu'il avait compris à son auditoire. Un tapotis de griffes sur le sol annonça le retour de Mary-Sue en trottant, trop fière pour manquer cette occasion, et Quenotte se jeta sur Jack en le serrant contre sa poitrine et clamant: "Je jouis de t'occulter!" alors que Mayumi écumait. Bientôt, tous se mirent en route, Frost crachant quelques plumes bariolées au passage, et le reptile irréel prenant en chasse les créatures, insensible à leurs jets de flammes et leurs crachats venimeux qui le traversaient.

    Pour la première fois de son histoire, la ville fut témoin d'un pingouin dandinant, un lama couleur potiron, un chihuahua majestueux, une humaine velue aux oreilles décollées et un cacatoès à l'allure dépressive domptant des dragons, menés par un âne rose bonbon qui dirigeait un dragon encore plus énorme, jusqu'à les faire entrer dans un large hangar dont les portes se refermèrent sur les bêtes hurlantes, taisant leurs protestations inhumaines. Tamalice laissa alors s'évaporer sa création dans les airs, les membres flageolants. Un silence lourd tomba sur l'assemblée alors que tous les dévisageaient. Une voix s'éleva:

    -Ils ont sauvés la ville!


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